Chroniques des pilotes de syucamechos 

Apprentissage

12 mars 2345

Les syuchamechos présentaient une étonnante diversité d'apparences et de technologie, ce qui était normal étant donné leur conception modulaire. Cependant, cette diversité a toujours surpris les peuples recontactés et fut souvent source d'incompréhension sur leur nature et leurs buts. Il était facile de les assimiler à une technologie connue, en plus perfectionné, ce qui était une erreur naïve.

Encyclopedia Galactica, édition 2867

Le petit vaisseau spatial s'approchait lentement de la station spatiale primitive, prenant bien soin de ne pas dévier de sa trajectoire pour ne pas affoler les contrôleurs locaux. Avec ses senseurs et son moteur à gravitation, il aurait pu aller dix fois plus vite sans risquer le moindre problème, mais les gens du coin avait l'habitude de vaisseaux bien plus primitifs, et une telle approche leur aurait sans doute provoqué une bonne crise cardiaque. Sarguei avait donc l'impression de piloter son vaisseau comme s'il marchait sur des œufs.

— Vaisseau Galactique 112, ici Contrôle. Vous avez l'autorisation d'accoster au quai T-65.

— Contrôle, ici Vaisseau Galactique 112. Bien reçu.

Les habitants du coin semblaient aussi avoir un manque singulier d'imagination. Tous les vaisseaux en provenance d'un autre système se voyait seulement attribuer un numéro d'ordre et leur vrai nom n'était jamais utilisé. Sarguei se demanda comment ils allaient faire quand les vaisseaux de l'Empire ou d'autres nations allaient arriver en masse. Le numéro allait vite devenir ridiculement long à prononcer.

Son yacht se connecta rapidement aux bras de fixation du quai, et il se mit aussitôt en semi-sommeil. Il n'y avait même pas de connexion informatique avec la station, il n'y aurait donc pas grand chose à faire. Impossible de savoir si cette absence insolite était due à une paranoïa sécuritaire, ou un simple manque de compétence technologique. Sarguei confia son yacht à l'IA de bord, puis quitta le vaisseau portant un simple sac de voyage de taille moyenne et en apparence peu rempli.

— Officier Sarguei Reckling Bienvenue à bord de la Station Sommet.

Toujours ce même manque d'imagination. Il avait rarement vu plus banal comme nom pour une station spatiale située tout au sommet d'un ascenseur spatial.

— Merci de cet accueil. Je suis enchanté d'arriver dans votre système spatial.

— Vous n'avez que ceci en bagage ?

— Oui.

— Bien.

Le jeune militaire qui l'avait accueilli semblait surpris, mais n'osa pas insister.

— Suivez-moi.

Il n'y avait pas non plus de pesanteur à bord de la station, ce qui était plus prévisible. Les systèmes de gravité artificielle était complexe à concevoir, et les roues giratoires une très bonne solution de substitution. Il y en avait d'ailleurs sur cette station, mais il ne resterait pas assez longtemps pour les visiter. Son guide le conduisit à la gare de départ, ou il prit place dans un train de cabines, qui ressemblait vaguement à un train normal, mais avec des compartiments pivotés à 90°.

— Je suis le seul dans ce train ? Il me semble désert.

— Oui, monsieur.

Il n'avait pas non plus croisé quiconque à bord de la station, comme si les corridors qu'ils avaient empruntés étaient fermés au public et même au personnel de la station. Décidément, les dirigeants locaux semblaient accueillir les émissaires de l'Empire du bout des doigts et sans essayer de cacher leur méfiance. Il s'installa dans son compartiment, et voyant que son guide ne semblait pas motivé, ni même autorisé, à s'engager dans une conversation digne de ce nom, prit un des journaux locaux mis à sa disposition, et commença tranquillement à le lire.

Le spatioport situé à la base de l'ascenseur spatial était flambant neuf, et bâti avec le style étrange de quelque architecte audacieux à qui on avait donné carte blanche. Il était composé de verre, et d'acier dans tous les sens sans qu'on puisse y distinguer la moindre cohérence ou structure d'ensemble. Personne ne savait trop s'il fallait crier au génie ou tout démolir avant que ça ne se sache malgré les millions déjà dépensés.

— Un galactique va se charger de vous conduire à la base aérienne où vous enseignerez, lui expliqua son guide. Il devrait déjà être là.

— Bien...

Ils se trouvaient dans une vaste salle d'attente, avec ses rangées de sièges, ses boutiques duty-free et de grands terrariums remplis de plantes tropicales qui prospéraient. On était bien entendu situé à l'équateur, et malgré la climatisation, Sarguei ressentait déjà la chaleur qui venait de l'extérieur.

— Me voilà, me voilà... fit soudain une voix.

Ils se retournèrent et virent un homme assez trapu, à l'allure joviale, qui s'approchait d'eux, un peu essoufflé.

— Désolé, je me suis perdu dans ce fichu spatioport. Impossible de comprendre comment il est organisé...

— Bien, je vois que je peux vous laisser en de bonnes mains. Au revoir, monsieur.

Et il repartit sans plus de cérémonie vers l'ascenseur spatial.

— Pas très chaleureux, hein ? fit le nouveau venu en tendant la main. Ils en sont encore à se demander comment agir en notre présence... Je suis le Commandant T'Chiang Nesrz. Bienvenue sur cette planète de fou.

— Capitaine Sarguei Reckling. Ravi de faire votre connaissance.

— Suivez-moi, les parkings sont par là. Enfin, j'espère. La base est à environ une heure de route, et les paysages sont splendides.

La voiture de T'Chiang était une variante locale de jeep, légère et sans toit, parfaitement adaptée au climat de la région. Il n'avait pas menti pour les paysages : cinq minutes après avoir quitté l'astroport, ils longeaient la mer, sur une route parfaitement rectiligne. Tout autour d'eux, ce n'étaient que couleurs saturées de la mer, du ciel et de la végétation. Au loin, sur leur droite, on pouvait apercevoir une haute chaine de montagne. Sur la gauche, c'était la mer avec de longues plages de sable blanc quasiment désertes.

— Il n'y a pas de tourismes, sur cette planète ? Avec de telles plages, je me serais attendu à les voir remplies à toute époque de l'année.

— Toute la péninsule au Sud de l'équateur, et donc de l'ascenseur, est une zone semi-fermée réservée aux militaires. L'accès n'y est pas vraiment interdit, mais il ne peut pas y avoir d'implantation permanente, même légère, et tout le monde doit déclarer la raison de sa venue et subir les checkpoints. La plupart des touristes cherchent la facilité et ils ne viennent jamais par ici. On n'y croise donc que des militaires avec leurs familles, et quelques habitants du coin. Quelques amis de la nature aussi, puisque la zone est préservée de par son statut, même si venir ici est un casse-tête bureaucratique pour eux.

— Je vois. Un vrai petit paradis, du coup...

— C'est le cas de le dire... Vous n'allez pas regretter votre affectation ici. Même si vous allez sûrement vous arracher quelques cheveux au travail.

— C'est ce que j'ai cru comprendre. Ils ont déjà épuisé deux instructeurs, d'après les infos qu'on m'a fourni.

— Ouais. Ces pilotes constituent une élite incroyablement prestigieuse sur cette planète. Du coup, les analystes en ont déduit que nos chevaliers célestes et toute la mythologie qui va avec les séduiraient immédiatement. Ce qui s'est avéré juste. Mais certaines huiles ont alors imaginé enchainer sur une transition simple et tout en douceur, un futur cas exemplaire...

— Les imbéciles... Ce genre de situation ne se présentera jamais, ne serait-ce qu'à cause du petit détail qu'est l'affinité spontanée avec une interface neurale de syuk. Piloter un chasseur préspatial et un syuk demande des compétences très différentes, parfois opposées. Enfin, je suppose que leur beau rêve a vite volé en éclat, quand les choses ont déraillé, sinon je ne serais pas là.

— Exactement. Ils avaient sous-estimé la fierté des pilotes locaux pour leurs compétences propres et les conséquences qui en découlent. Ces pilotes n'écouteront jamais un instructeur qui ne fasse pas ses preuves sur leurs appareils. Le problème, c'est qu'ils sont diablement difficile à piloter, même en tenant compte de leur nature d'appareils primitifs à commande manuelles.

— Qu'est-il arrivé à mes deux prédécesseurs ?

— Ils arrivaient bien sûr à se débrouiller pour décoller et atterrir, mais n'aurait jamais pu atteindre le niveau nécessaire pour le combat, même simulé. Le premier s'est crashé en beauté, et le second a fini par recourir à la magie pour ne pas arriver au même résultat. Autant dire que désormais il va vraiment falloir briller pour les convaincre que les galactiques ne sont pas des incapables ou des tricheurs.

— Et eux, ils donnent quoi dans des syuks ?

— Hélas ils n'ont pas encore voulu les essayer, ni même suivre la thérapie génique nécessaire à 99% de la population pour utiliser une interface neurale. Ils ne nous font pas confiance, c'est bien là le problème... Il faut dire aussi qu'avec les restrictions de leur gouvernement, on n'a pas vraiment pu leur faire une démonstration digne de ce nom.

— J'imagine... C'est bien la première fois que je n'ai pas le droit de me poser directement à la surface de la planète avec mon syuk ou mon yacht. Même les gouvernements les plus bureaucratiques nous autorisent à le faire, ne serait-ce que sur un seul spatioport pour toute la planète.

— C'est à nous de faire avec leurs petites manies, comme d'habitude. Mais en attendant, on ne leur a pas montré 10% des capacités de nos syuks. Comment s'étonner qu'ils les prennent pour des chasseurs à peine supérieurs aux leurs, mais où « le pilote est un gros branleur qui se laisse piloter au lieu de faire son boulot. » selon leurs termes.

— Charmante citation...

Une demi-heure plus tard, ils arrivaient devant l'entrée de la base, après avoir longé pendant un bon moment son périmètre pourvue d'une impressionnante clôture. Les gardes de factions vérifièrent avec zèle l'identité des deux arrivants, y compris le commandant Nesrz qu'ils connaissaient pourtant très bien.

— Ils ne rigolent vraiment pas...

— Et n'oubliez pas que la péninsule en elle-même est une zone sécurisée. Pour les bases situées ailleurs, c'est encore pire.

Il conduisit la jeep devant un petit bâtiment doté d'un mat avec plusieurs drapeaux, dont celui de la nation, et celui de leur armée de l'air.

— Je vais vous présenter au général Ilarav. C'est le commandant de la base. J'espère que vous avez potassé leur protocole...

La secrétaire les fit patienter une dizaine de minutes, puis ils purent entrer dans le bureau du général. Sarguei put alors constater que c'était un colosse avec des bras plus épais que des cuisses et qui devait faire plus de deux mètres. Surprenant pour une unité d'avions de chasse, ou les petites tailles étaient le plus souvent un atout.

— Bienvenue sur la base de Cap Stirnen ! dit-il, avec une voix dans le même style que son apparence physique. Je suis le général Gust Ilarav.  J'espère que vous allez mieux vous en sortir que les mauviettes qui vous ont précédé.

Voilà qui était franc. Sarguei décida de répondre dans le même style. Avec ce genre de personnage, il fallait montrer qu'on était comme eux pour qu'ils vous fassent confiance.

— Capitaine Sarguei Reckling. J'espère de même que vos pilotes paresseux vont enfin de mettre au boulot.

Il lui serra alors la main en le regardant droit dans les yeux. Ce qui n'était pas forcément évident vu la différence de taille. Le général le fixa avec un regard de prédateur, puis éclata de rire.

— Hahahaha ! On va voir ce que vous allez donner.

Il lui donna une grande tape dans le dos, et commença à présenter sa base.

— Ici, il n'y a que l'élite de l'élite. La formation commence dès l'adolescence, la plupart des recrues étant issues de familles de militaires. Et bien sûre c'est la plus dure au monde. C'est indispensable vu la sophistication de nos appareils et l'importance de leurs missions. Ils doivent aussi garder une forme physique parfaite, et même ainsi, la retraite arrive souvent trop tôt. Les g ne pardonnent pas, même aux meilleurs. Ayez-donc tout ça en tête quand vous les rencontrerez, ce soir !

Et sur ce bref discours, le général les salua, signe qu'ils pouvaient quitter son bureau. Sarguei fut alors conduit au bungalow qui lui servirait de logement au sein de la base. Le petit village réservé aux officiers était un ensemble étonnamment charmant de bungalow aux couleurs pastelles, décorés d'une végétation abondante aux fleurs multicolores.

— C'est bien mieux que ce que j'espérais après avoir vu leur station spatiale et leur spatioport. Je suis rassuré de savoir qu'ils ont quand même un peu de sens artistique.

— Ho, oui, une fois qu'on a réussi à la trouver, ils ont une culture et une histoire fascinante. Si seulement il n'essayait pas de nous impressionner avec leur conception du modernisme... Par moment j'ai envie de leur hurler qu'ils se gourent, mais ils ne me croiraient pas.

— Je vois. J'ai déjà vu ce genre de monde...

Sarguei s'installa dans le bungalow qui lui était réservé, T'Chiang lui faisant un rapide tour du propriétaire.

— Bon, je vous laisse, on se verra tout à l'heure au dîner de présentation. Je vous conseille de ne pas lésiner sur l'uniforme, ils seront tous sur leur trente et un. L'heure et le lieu ne devraient pas tarder à apparaître sur le réseau local.

— Pas de problème...

Une fois T'Chiang parti, il posa son sac de voyage sur le lit et commença à en sortir une petite panoplie d'uniformes, de vêtements civils, et de quelques autres objets indispensables. Il était assez évident que tout ceci prenaient bien trop de place pour tenir dans un seul sac, mais Sarguei ne semblait guère surpris. C'était pour lui une technologie parfaitement ordinaire...

Quelques heures plus tard, il entrait comme prévu dans le mess réservé aux événements importants. Suivant les conseils de son guide, il avait mis son uniforme le plus clinquant, avec les aiguillettes dorées, une tripotée de médaille et son sabre personnel au côté. S'ils voulaient du spectacle, ils allaient être servis.

Une cinquantaine de personnes était présente, en grande majorité des pilotes de chasse, depuis les nouveaux venus de la base jusqu'aux vétérans et bien sûr leurs instructeurs. Tous étaient cependant des as, considérés comme les meilleurs de la planète, au sein d'une profession qui était déjà vue comme une élite, ainsi que l'avait rappelé le général Ilarav quelques heures plus tôt.

— Alors c'est donc vous, notre nouvel instructeur galactique ? dit un pilote. Vous n'avez l'air guère différent de vos prédécesseurs.

C'était un grand blond, avec des yeux verts perçants, et un uniforme indiquant qu'il était capitaine et chef d'escadron. Il avait l'air aussi sceptique que le général, voire de chercher carrément la bagarre alors qu'ils en étaient à peine à leur première coupe de l'alcool local.

— Nous verrons tout cela sur le terrain. Je suis impatient d'essayer vos appareils, après tous les louanges que l'on m'a fait sur eux.

Il dit ceci avec une assurance non dissimulée, ce qui visiblement fit mouche.

— Vous nous lancez un défi ? fit il avec un regard de tueur.

— Pourquoi pas ? Un défi amical entre gentlemen est toujours le bienvenu.

Un grand éclat de rire se fit entendre, et un autre pilote, aux yeux bridés, et portant plusieurs tatouages, prit la parole.

— Zing, je crois qu'on a enfin un mec avec des couilles. Je sais pas s'il se révèlera à la hauteur, mais je suis sûr qu'on ne s'ennuiera pas.

— On va bien voir ça, Anthrox. On verra...

— Vous n'aurez pas le temps de vous ennuyer, je vous le garanti. Je ne vous laisserez pas d'occasion de vous la couler douce.

— Fait gaffe, mec, les paroles ne suffisent pas ici.

Sarguei eut de nombreuses conversations du même style tout au long de la soirée. La méfiance et le sarcasme étaient permanents, et ils ne cessaient de le tester. En outre, il ne voyait aucune femme à l'horizon, et l'atmosphère était fortement machiste, à un point presque caricatural. Il comprenait maintenant pourquoi la section RC l'avait arraché à sa mission en cours, plutôt que d'envoyer Claudia San Nechyaež, qui était alors disponible. Cette dernière semblait profondément s'ennuyer quand il l'avait croisé au QG, et un peu envieuse de sa mission.

— L'escadron de Zing est le plus respecté de la base, c'est celui que vous aurez demain, lui expliqua T'Chiang. Ils sont compétents, et ils le savent. Ils n'accordent par leur confiance à quelqu'un qui n'a pas fait ses preuves, en particulier si c'est un galactique.

— Je vois ça. Une belle bande de cinglé comme je les aime.

— Ne faites pas la même erreur que vos prédécesseurs. Ils ressemblent à des pilotes de syuks, mais il n'en ont pas l'ouverture d'esprit. Il ne suffira pas que vous les appréciez pour que ce soit réciproque.

Sarguei opina, mais, par curiosité, il envoya quelques micros espions voler à l'autre bout du mess, là où certains discutaient sans se soucier de lui. Des conversations ordinaires de pilote, comme il y en avait dans toute la galaxie, très ressemblantes à celles qu'il avait pu avoir sur son monde natal ou dans ses différentes affectations. Malgré leur élitisme et leur orgueil affiché, ils pouvaient aussi être des gens sympathiques et capables de se détendre. Ce n'était guère surprenant, mais c'était quand même rassurant. Cependant T'Chiang avait raison : ce n'était pas parce qu'il les comprenait que l'inverse serait vrai. Il allait absolument falloir briser la glace et gagner leur confiance le plus rapidement possible.

13 mars 2345

Le complexe de gènes permettant d'utiliser des interfaces neurales (et de nombreuses autres technologies de classe V) est présente à un faible pourcentage dans à peu près toutes les populations humaines de la galaxie. Cette homogénéité de distribution, et le fait qu'il est possible de le traduire pour le transférer à de nombreuses autres races, est de l'avis de nombreux experts, la preuve de son origine artificielle.

Encyclopedia Galactica, édition 2867

Perdre du temps n'étant pas dans la mentalité locale, la première démonstration de syuk était prévu pour le lendemain de l'arrivée de Sarguei. Six syuks d'entrainement étaient donc impeccablement alignés sur le tarmac, leur fuselage brillant sous le soleil éclatant de la péninsule. Cependant, les pilotes locaux étaient tous regroupés à plusieurs centaines de mètres d'eux, autour d'une dizaine de leurs propres chasseurs locaux. Comme prévu, il était impossible de les intéresser au syuks tant que leur instructeur n'aurait pas fait ses preuves de pilotes avec la technologie locale. Il s'agissait d'impressionnants appareils atmosphériques utilisant de classiques moteurs à réactions et dotées d'immenses ailes à géométrie variable. Sarguei, contrairement à ses prédécesseurs étaient sincèrement impatient de pouvoir les essayer.

Cela faisait en effet cinquante ans qu'il était passionné d'appareils de ce genre, et il avait piloté une incroyable variété d'engins volants, anciens ou provenant de colonies perdues, authentiques ou minutieusement reconstitués. Outre cette précieuse expérience, il avait un corps largement modifié pour supporter des g élevés et éviter le phénomène de désorientation spatiale. Ce genre d'améliorations biologiques était une technologie courante dans l'Empire, mais elles étaient bien plus poussées et complexes chez lui que pour un citoyen ordinaire, ou même un pilote de syuk. Si quelqu'un comme lui, cumulant les qualités d'experts et de passionné, n'arrivait pas à maitriser ces engins, personne n'y arriverait.

— Alors voilà donc vos fameux avions de chasse. Ils sont magnifiques je dois dire. Et leurs spécifications techniques sont assez surprenantes.

— Les compliments ne servent à rien, dit alors Zing. On sait très bien que vous autres galactiques considérez nos avions comme des antiquités ou des poubelles volantes.

— Ha, bien sûr, ils sont le produit de votre niveau technologique actuel. Mais ça ne veut pas dire qu'ils ne sont pas intéressants ou remarquables. Je suis franchement admiratif de leur avionique. Ses principes sont assez originaux, comparés à la plupart des mondes, mais l'efficacité en combat doit être redoutable.

D'un bond, il sauta dans le cockpit de l'avion qu'on lui désignait comme le sien, sans s'aider de l'échelle qui y pendait. C'était assez mesquin de sa part de faire ainsi preuve de ses muscles nano-renforcés, mais sortir le grand jeu semblait le seul moyen de les convaincre. D'un rapide coup d'œil, il constata que tout était conforme à l'épaisse documentation qu'on lui avait  transmise et qu'il avait utilisé comme base pour ses simulations pendant le voyage. Voilà qui était un bon départ, même s'il savait d'expérience que des différences subtiles mais cruciales allaient apparaître une fois qu'il serait en vol.

Sans hésiter une seconde, il fit le check-up en suivant à la lettre le protocole militaire. Les pilotes qui le regardaient haussèrent les sourcils de surprise devant tant de préparation et d'exactitude. Ses prédécesseurs étaient venu les mains dans la poche et quelque peu dédaigneux, il y avait donc un contraste saisissant.

— Allez les mecs, dans vos zingues, fit Zing, se reprenant. Vous voudriez tout de même pas que ce Galactique nous laisse plantés sur le tarmac comme des bleus.

Les pilotes obéirent promptement à leur chef d'escadrille, et très vite, la douzaine d'appareils se dirigea vers les pistes de décollage, échangeant une importante conversation avec la tour de contrôle. Puis ils décollèrent dans un magnifique ordonnancement qui leur était coutumier avant de se dirige vers l'océan, territoire ou devait se dérouler les essais de la journée.

Comme il l'avait déjà constaté, l'avionique du chasseur était très performante, mais suivait  des principes qu'il n'avait jamais vu ailleurs. Le résultat était des commandes très sensibles et versatiles, dont il imaginait l'efficacité, mais dont le maniement était un défi peu commun. Il commença à mettre en place et raffiner les logiciels customisés qu'il avait en mémoire dans ses nanoniques. Il devait absolument s'interfacer au mieux avec son chasseur, s'il voulait faire une démonstration valable.

— OK, les gars, fit Zing sur la fréquence commune. On commence par un petit 627.

Sarguei chercha rapidement dans sa mémoire nanonique primaire, et constata avec soulagement que ses données sur l'argot local des pilotes étaient assez complètes. Un 627 était un petit enchaînement d'acrobaties destinées à l'entraînement. Sans être particulièrement difficiles, il était assez inhabituel de commencer par ce genre d'exercice.

— OK, je vois que vous faites pas les choses à moitié quand vous voulez tester quelqu'un, murmura Sarguei, micro coupé.

Sans hésiter, il suivit la formation, se contentant de signaler rapidement qu'il avait bien reçu l'ordre de Zing. Les premières manœuvres furent relativement faciles à effectuer, mais très vite, les choses se compliquèrent avec l'utilisation intensive de la poussée vectorielle. Sarguei commença à prendre un peu de retard, tout en manquant de précision. Il ajustait frénétiquement ses logiciels de nanoniques, tout en continuant à suivre la formation, de la sueur coulant sur son front.

— Ouvrez-bien les yeux, dit alors Zing avec un ton sarcastique et quelque peu triomphant. On va bientôt avoir du spectacle.

Et du spectacle, en effet, ils en eurent. Mais pas vraiment celui qu'ils attendaient. Sarguei finit par réussir à ajuster ses logiciels, et à comprendre certaines subtilités de l'avionique locale. Elle était vraiment singulière, mais elle lui plaisait déjà. Il se mit à enchaîner les acrobaties, à un rythme de plus en plus rapide, et effectua sans hésiter un 783, une autre série de manœuvres, située un niveau de difficulté au-dessus du 627.

— Joli... fit Chüroot.

— Ta gueule, lui répondit Castrin, le numéro 2 de l'escadron. S'il veut se la péter, on va passer aux choses sérieuses. Leca-Stroff, Reckling, combat simulé !

— À vos ordres,

Les deux chasseurs s'éloignèrent rapidement du gros de l'escadron, et se mirent aussitôt en devoir de s'affronter, au travers d'un dogfight nerveux.

— Il se débrouille vraiment bien, insista Chüroot. Capitaine, vous êtes sûr qu'il a jamais volé sur un zingue comme le nôtre ?

— Je vois pas comment, il est arrivé hier sur notre planète.

Cependant, après un long échange de tirs sans que quiconque soit touché, Sarguei commençait à avoir le dessus, et porta une demi-douzaine de coups au but, sans cependant toucher à un point vital. Ces chasseurs étaient conçus pour rester opérationnels même après avoir été sévèrement touchés; le combat était donc encore loin d'être fini. Mais Leca-Stroff avait de plus en plus de mal à suivre le rythme de son adversaire, et ses compagnons ne le voyait que trop. SI le combat s'éternisait, il allait finir par perdre en beauté.

 — Et merde, j'y vais ! lança Anthrox.

— Hé ! On est pas censé faire du deux contre un aujourd'hui ! Surtout sans prévenir... Qu'est-ce que tu fous ?

Mais Anthrox et Leca-Stroff se connaissait depuis longtemps, et s'étaient déjà mutuellement sauvé la vie de nombreuses fois en opérations. Il n'était pas étonnant qu'il enfreigne les consignes pour l'aider, surtout contre cet empaffé de galactique.

Sarguei repéra immédiatement qu'il avait un adversaire de plus, et sourit tranquillement. Si les pilotes locaux commençaient à perdre leur sang froid, c'était très bon signe pour ses objectifs. Utilisant la poussée vectorielle pour freiner brusquement, il se laissa dépasser par  Anthrox qui tentait de l'abattre par l'arrière. Ce dernier en fut tellement surpris qu'il faillit toucher son camarade.

— Hé, Anthrox, qu'est-ce que tu fous ? Si tu veux m'aider, fait le correctement, mec !

Si le ciel avait jusque là était parfaitement clair, des nuages commençaient à apparaître ici et là, et les deux pilotes locaux décidèrent sans se consulter d'en profiter pour jouer un peu à cache-cache. Virant de bord, ils foncèrent vers un amas de nuage, le plaçant entre eux et Sarguei.

— Vous n'allez pas m'échapper comme ça...

Sans hésiter, il fonça vers l'amas de nuages, le contournant par le haut et se positionnant entre le soleil et la position supposée de ses deux adversaires. C'était une stratégie risquée, car il avait peu de moyens de déterminer la position réelle des deux autres chasseurs en dehors de son intuition forgée par des décennies de vol. Mais elle fut payante dans ce cas : plongeant en piqué sur ses proies, il les arrosa de tirs en rafale. L'appareil d'Anthrox fut rapidement marqué comme abattu, tandis que celui de Leca-Stroff était sérieusement amoché.

— L'enfoiré ! fit Zing, stupéfait de voir les statistiques de combat s'afficher dans son cockpit. Castrin, suis-moi. Plus question de suivre gentiment le protocole. On doit abattre cet galactique à tout prix !

— Avec plaisir.

Les deux meilleurs pilotes de l'escadron allèrent se poster de part et d'autre du chasseur de Leca-Stroff. Impossible pour lui de rompre le combat maintenant sans perdre la face, malgré les dégâts virtuels infligés à son appareil. C'était donc un combat à trois contre un, situation à laquelle jamais les pilotes locaux n'aurait pensé arriver. Sarguei était désormais complètement habitué à son nouveau jouet et jubilait en recensant toutes ses capacités et ce qu'il allait pouvoir faire avec. Il arborait un sourire que ses propres amis redoutaient, et qui lui avait valu sa réputation de cinglé même au sein des amateurs de chasseurs préspatiaux. Son instinct était en train de prendre le dessus, et pousser à fond sa machine était désormais plus important que de convaincre les pilotes de l'accepter comme instructeur;

— Seulement trois contre un ? Vous n'avez pas peur d'en faire un peu trop ? ironisa-t-il sur la fréquence générale.

Cependant, les nuages étaient de plus en plus nombreux, réduisant fortement la visibilité. Si un orage arrivait comme de plus en plus signes semblaient l'indiquer, le combat n'allait en être que plus intéressant. Zing et Castrin méritaient leur position au sein de l'escadron et les affronter allait le pousser dans ses derniers retranchements.

— Castrin, Leca-Stroff ! On fait comme à la bataille de Tchosing. Il faut montrer ce qu'on vaut à ce prétentieux.

— Bien reçu !

Les trois pilotes locaux se mirent alors à effectuer une série de manœuvres en apparence chaotiques, mais tirant parfaitement profit des nuages et des limites du radar des chasseurs. Ils cherchaient visiblement à saturer l'attention de Sarguei, ou à provoquer chez lui un syndrome de désorientation spatiale. Du grand art, mais ce genre de stratégie risquait d'être peu efficace sur un galactique, ils allaient vite le découvrir.

Zigzaguant entre les nuages, Sarguei leur collait au train, tout en étant insaisissable pour ses trois adversaires, qui commençaient à perdre leur sang froid. Sans pitié, il n'hésitait pas à pousser à fond son appareil, faisant gémir la carlingue, tandis que son corps amélioré encaissait sans broncher les g qui en résultait. Il faisait de même avec son utilisation de la poussée vectorielle et des ailes à géométrie variable. Ses propres logiciels étaient en train de remplacer une partie de l'avionique, faisant sauter les sécurités et remplaçant certaines routines par d'autres plus efficaces, qu'il avait collecté ou mis au point au cours de sa carrière. Modifier le fonctionnement même de son chasseur en vol, et a fortiori en plein combat, était en soit complètement dément, le genre de technique que seul deux ou trois chevaliers célestes dans tout l'Empire pouvaient se permettre de faire.

Le résultat ne se fit pas attendre : Castrin, qui n'était pas connu pour son tempérament calme,  lui fonça dessus avec son appareil dès qu'il le vit.  Sarguei l'abbatit froidement d'un tir d'une précision inhumaine. Il jura en voyant son appareil se déclarer « mort » et refuser de continuer le combat simulé. Leca-Stroff lui fonça alors dessus, dans une manœuvre désespérée, et déchargea sur lui toutes ses munitions restantes. Sans se démonter, Sarguei l'abattit avec le même sang-froid, mais à un prix bien plus élevé : son adversaire avait fait mouche, réduisant brusquement de 50% les capacités de son chasseur. Il ne lui restait plus qu'un adversaire, mais c'était le meilleur pilote de l'escadron, et il avait un chasseur intact.

— Enfoiré, lui dit ce dernier avec un calme effrayant sur la fréquence générale.

Effectuant une série de manœuvres que Sarguei n'aurait pas pu possible pour un humain sans les améliorations galactiques, Zing se positionna juste derrière lui et balança plusieurs rafales qui firent se multiplier les alarmes et les affichages rouges sur le tableau de bord de Sarguei.

— Merde merde merde !

Son appareil était en train de lui tomber en morceaux entre les mains, et Zing ne le lâchait pas, tel un dogue en train de mordre sa proie. Il scannait à grande vitesse sa mémoire externe, cherchant dans ses banques de données une idée pour ne pas finir lamentablement le combat. Il avait bien deux ou trois idées, mais cela aurait mit en danger la vie de Zing et il était quand même dans un combat simulé. Quoique...

Obéissant à une impulsion soudaine, il remit les gaz et grimpa de plusieurs centaines de mètres. Zing accueillit cette manœuvre avec une exclamation sarcastique.

— C'est pas comme ça que tu vas m'échapper, petit génie !

Et il se mit également à faire une ascension rapide, pour coller au train du galactique. Il l'avait presque aligné, quand ce dernier disparut soudain.

— Putain, il est passé où ?

Puis il comprit ce qui se passait, et une décharge d'adrénaline traversa tout son corps. Sarguei venait de volontairement faire décrocher son appareil, qui tombait comme une pierre, droit sur lui. Il tira par pur réflexe, mais était submergé par une peur qu'il n'avait connu que sur le champ de bataille, dans les moments les plus désespérés. Le chasseur de Sarguei passa à moins de un mètre du sien, au point qu'il put très distinctement lire les avertissements de sécurité inscrits à l'extrémité de l'aile gauche. Il mit plusieurs secondes à réaliser que la collision n'avait pas eu lieu et qu'il était vivant. En revanche il était marqué comme abattu par le système de simulation. Il ne savait même pas à quel instant précis ce cinglé de Galactique l'avait aligné. Virant de bord, il se dirigea vers le reste de son escadron, tout en cherchant ce qui était arrivé à son adversaire. Avec une certaine satisfaction, il constata que ce dernier avait aussi été marqué comme abattu, même s'il ne comprenait franchement pas comment ce dernier avait évité le crash inévitable après sa manœuvre finale.

Puis il réalisa que le Galactique avait abattu quatre pilotes, et qu'il avait fallu se mettre à trois contre un pour l'avoir à l'usure. Ce mec était décidément d'une autre trempe, doublé d'un cinglé encore pire que tout ce qu'il avait vu dans sa carrière. Les rumeurs au sein de la base allaient se répandre comme une traînée de poudre. Il serra les dents, jurant de trouver un moyen pour son escadron de prendre sa revanche.

Les chasseurs de l'escadron retournèrent à la base et se posèrent avec autant de précision qu'ils en avaient décollés, mais un observateur attentif aurait pu constater un certain manque d'enthousiaste. Les pilotes avaient en effet l'habitude d'exécuter une ou deux manœuvres spectaculaires au dernier moment, et il n'était pas rare qu'ils fassent des exercices d'atterrissage d'urgence, juste pour le plaisir. Mais ce jour-là, tout le monde semblait simplement pressé de quitter son appareil.

Sarguei ouvrit son cockpit et sauta sur le tarmac avec souplesse, tandis que les membres de l'escadron utilisaient les petites échelles que les mécaniciens leur apportaient. Il regardât en direction du chasseur de Zing et constata que ce dernier arborait une expression parfaitement neutre, comme s'il était en train de jouer au poker. Sarguei se dirigea vers lui, adoptant une expression tout aussi neutre.

— Quelle est votre verdict, capitaine Zing ?

Ce dernier le regarda droit dans les yeux, s'approchant de lui à quelques centimètres à peine.  Sarguei n'avait aucune idée dont il allait réagir, et tous les membres de l'escadron les entourait désormais. Ils affichaient une expression qui se voulait neutre comme celle de leur leader, mais où la colère contenue était cependant nettement visible.

— Hahahahahahahah ! explosa de rire Zing, tapant sur l'épaule de Sarguei avec une telle force qu'il se félicita de s'être préparé au pire. Tu es un sacré cinglé, galactique ! On va peut-être pouvoir faire quelque chose ensemble !

Tout le monde se détendit brusquement, et il fut invité sur le champ à boire une bière au bar de la base, chose qu'il s'empressa d'accepter. Les pilotes semblaient s'être enfin déridés et Zing bon perdant, mais Sarguei doutait qu'ils lui fassent vraiment confiance. Dans le feu de l'action, il avait sans doute un peu trop piétiné leur fierté. Il n'aurait pas dû se laisser aller à s'amuser avec le chasseur au lieu de faire son boulot de diplomate. Il en parla le soir même à  T'Chiang qui abonda dans son sens.

— Ils jouent la comédie pour garder la face après votre petit numéro, tout du moins Zing. Ils ne pourront plus vous dénigrer ouvertement, mais je pense qu'il va falloir encore plus se méfier. Ils ne vont pas hésiter à profiter de la moindre occasion de prendre leur revanche pour panser leur égo blessé.

— Il faut que je les rende accro à nos syuks sans leur laisser le temps de reprendre leur souffle alors. Cependant, il reste encore un paquet d'inconnues. Je redoute le moment où ils vont commencer à utiliser l'interface neurale. Certains vont savoir l'utiliser dès la première seconde, mais il va forcément aussi y avoir des blocages, comme toujours.

— Et il est courant que les meilleurs pilotes se révèlent les moins réceptifs à nos systèmes, n'est-ce pas ?

— Oui. Du moins dans un premier temps. La sensation de changer de corps est déjà déroutante pour l'un d'entre nous quand on le fait pour la première fois, mais pour des gens venant de ce niveau technologique, c'est souvent un choc psychologique important. La subtile hiérarchie des escadrons en est toujours plus ou moins bouleversée. Si on ne surveille pas ceux qui restent derrière, qu'ils manquent de talent ou soient justes plus lents à s'adapter, ils peuvent faire des conneries. Oh, pas forcément un coup de folie, mais même une mauvaise blague de leur part pourrait dégénérer et engendrer des complications pour la mission... Surtout si elle vient de Zing ou un autre pilote actuellement en haut de la hiérarchie.

— C'est pour ce genre de défi qu'on est là, hein ?

— Hélas...

14 mars 2345

L'interface neurale d'un syuk est une technologie de classe V. Ce qui signifie que toute technologie plus avancée transcende la nature même de notre univers. Et que pour pouvoir l'utiliser en situation réelle, il est nécessaire de la brider subtilement.

Encyclopedia Galactica, édition 2867

Ce fut donc dès le lendemain que l'escadron se retrouva devant les fameux syuks d'entrainement qui jusque là ne faisaient guère que décorer un bout de tarmac. Les pilotes arboraient une expression mi-figue mi-raisin, guère satisfaits d'être là, mais ne voyant à leur grand regret pas de prétexte valable pour refuser la leçon du jour.

— Bien, fit Sarguei. Puisque vous n'avez toujours pas suivi la thérapie génique permettant d'activer vos capacités latentes, on va commencer par un peu de théorie. J'ai cru comprendre que mes prédécesseurs ont quand même réussi à vous apprendre quelques bases.

— Ouais, dit Zing. Entre autre que vos engins ne peuvent pas être pilotés réellement. Vous laissez un ordinateur s'en charger.

— C'est ce que dit la rumeur qui circule ici dans la base, je sais. Mais c'est un peu plus compliqué que ça. Il y a certes une IA qui aide le pilote, mais elle est très loin de faire tout le boulot, ou d'en faire plus que le pilote. Piloter un syuk, tout particulièrement en situation de combat, est loin d'être un jeu d'enfant, et demande un gros investissement personnel que seul un pilote professionnel peut atteindre.

Sarguei regarda ses élèves, mais, comme il le redoutait, ses propos semblaient être accueilli avec un scepticisme prononcé, du genre qu'on réserve à un homme politique surpris pour la énième fois à mentir.

— Notez bien qu'il est parfaitement possible de ne pas utiliser l'IA, et donc l'interface neurale. Il y a bel et bien des commandes mécaniques dans le cockpit. C'est ce qu'on appelle le mode stand-by.

— Alors pourquoi on utilise pas uniquement ce mode, tout simplement, demanda Anthrox.

— Pour deux raisons. La première, c'est qu'il y a des sécurités interdisant de faire autre chose que des manœuvres basiques, et reprenant la main au moindre problème. Même un enfant peut piloter sans danger un syuk, avec ce mode. Bien entendu, il est possible de faire sauter ces sécurités pour quelqu'un de décidé qui connaît le système, et je suis sûr que c'est ce que vous auriez fait si je vous avais laissé tester ce mode sans explications. La seconde raison, la plus importante, c'est que ces engins sont tout simplement trop complexes pour être piloté par un humain.

Un concert de rire sceptiques accueillit cette affirmation, malgré les analogies évidentes avec l'avionique perfectionnée de leur propres chasseurs. Sarguei continua, imperturbable.

— Pour résoudre ce problème, on utilise donc une interface neurale, qui contrairement à ce que vous pouvez penser, est tout sauf un pilotage automatique. Ça en serait plutôt l'opposé. Comme la très grande majorité des pilotes de cette galaxie, vous tirez une fierté légitime de connaître parfaitement votre appareil, au point de ne faire plus qu'un avec lui quand vous le faites voler. Vous allez vite comprendre que c'est précisément ça, le but de cette interface, et qu'elle permet de le faire à un degré que vous n'imaginez même pas encore. C'est le mode que l'on appelle combat, même s'il est également utilisé dans d'autres situations.

— On demande qu'à voir...

— Je pourrais vous faire faire un petit tour dans un syuk en passager, mais sans la thérapie génique, vous risquez de rater le plus gros du voyage et ne pas comprendre ce qui se passe. La balle est dans votre camp... En attendant, je peux vous présenter un peu les syuks qui sont devant nous.

Sarguei désigna alors les cinq appareils identiques qui étaient alignés derrière lui. Ils étaient dotés d'ailes en flèche inversée, d'une double dérive et de plans canards, et étaient peints en gris anthracite. Leur apparence était donc à la fois très différents des appareils locaux, les identifiant immanquablement comme une technologie étrangère, mais aussi fort semblable, simplement en raison des lois de l'aérodynamique.

— Notez bien que ces cinq exemplaires sont utilisés pour l'apprentissage et ne sont pas représentatifs d'un certain nombre d'aspects des syuks. En effet, aucun syuk n'est identique à un autre, grâce à leurs parties biomécaniques. Chaque pilote dispose de son propre appareil, qui s'adapte petit à petit à lui, et devient unique, aussi bien dans l'apparence que dans les performances. Les appareils qui sont devant vous sont récents, et n'ont jamais été pilotés sur une longue période par une même personne. Ils sont donc indifférenciés et ont une apparence neutre.

— Si on les pilote, ils s'adapteront donc à nous ? demanda Chüroot. Ils vont quand même pas devenir comme nos appareils...

— Ce n'est pas à exclure dans l'absolu, les évolutions d'un syuk ont toujours une part d'inattendu. Du coup, dans votre cas il est possible qu'ils intègrent certains aspects de la technologie locale par mimétisme. Ça dépendra de chacun. Mais ils ne deviendront pas des clones de vos appareils, loin de là.

Sarguei oberva Chüroot, en se demandant si ce dernier n'était pas en train de changer d'avis. Bien sûr, il était hors de question qu'il le montre devant ses camarades, surtout Zing, mais il avait une lueur dans les yeux qu'il n'arrivait pas totalement à dissimuler.

— Bon, OK. Je vais monter dans l'un d'entre eux et vous faire une petite démo. Suivez-moi des yeux depuis le sol ou depuis un de vos chasseurs, comme vous voudrez.

Il monta donc dans le syuk le plus proche et activa rapidement l'interface neurale. Le syuk se mit à gronder tout doucement, tandis que ses moteurs anti-grav se mettaient en route. Puis il quitta le sol à la verticale, sous le regard agacé des pilotes : Cela faisait des années que leurs prototypes de chasseurs ADAV se révélaient décevants voire complètement ratés. Le syuk prit rapidement de l'altitude, entamant une série d'acrobaties, tout d'abord classique, puis de plus en plus audacieuses.

Avec ses moteurs antigrav, les problématiques d'accélération et d'aérodynamisme était nulles, même dans une atmosphère planétaire. L'apparence aérodynamique de ces syuks était pure convention, et ils pouvaient réaliser des manœuvres impossibles pour un chasseur classique, se reposant sur des ailes et un moteur à réaction.

— Je dois dire que ces syuks sont quand même complètement dingues, comme appareils... dit  Chüroot, ne pouvant plus garder pour lui ce qu'il pensait.

— C'est humiliant... lui répondit Anthrox. Ils arrivent comme une fleur, piétinant tous nos efforts, nos traditions et nos technologies.

Les pilotes commençaient à comprendre petit à petit que leur humiliation de la veille n'était pas un accident qu'ils allaient pouvoir faire oublier, mais plutôt le début d'un déclin inévitable.

— Que l'on apprenne ou non à piloter ces engins, on est obsolètes, les mecs...

— Ne dis pas ça ! tonna Zing. Qu'est-ce que c'est que cette bande de lavette. Je vais monter dans mon chasseur et vous remontrer que ce blanc-bec de galactique n'est pas invincible !

— Tu veux l'affronter dans ton chasseur alors qu'il est dans son syuk ? demanda Chüroot, sidéré.

Il avait du mal à croire que son chef ne voyait pas les capacités des syuks qui leur étaient étalés sous le nez. C'était une chose de préserver sa fierté, et une autre de refuser l'évidence. Il  était de plus en plus tenté d'accepter cette foutue manip de savant fou que les Galactiques décrivaient comme indispensable. De son côté, Zing commença à se diriger vers le tarmac voisin où se trouvaient leurs chasseurs, quand  Leca-Stroff poussa un cri.

— Il fait quoi ce con ?

Le syuk plongeait en effet droit sur eux, comme si son pilote en avait perdu le contrôle. Les pilotes voulurent alors fuir pour se mettre à l'abri, mais ils hésitèrent une ou deux secondes fatales, et de toute façon, le syuk leur fonçait dessus à une vitesse quasi-supersonique. Dans un dernier réflexe, ils dressèrent leurs bras devant leur visage et fermèrent les yeux, dérisoire protection si un tel engin leur tombait dessus.

Ne sentant pas l'enfer se déchaîner autour d'eux, les pilotes rouvrirent les yeux, se sentant un peu ridicules. Mais très vite, ce sentiment céda la place à une stupéfaction sans précédent : le syuk se dressait à deux mètres du sol, le nez pointé vers ce dernier, comme s'il était sur le point de se crasher, mais complètement immobile.

— Oh putain, c'est quoi ce plan... jura Anthrox.

Zing regarda le syuk, comprenant enfin à quel point son précieux chasseur était dépassé, comparé à ce satané engin galactique. Le cockpit s'ouvrit, et Sarguei émergea, se permettant un petit sourire de triomphe.

— Alors, convaincus ? Ou je dois en faire plus ?

Les pilotes avaient enfin accepté de suivre la thérapie génique leur permettant de réactiver et compléter le fameux complexe de gènes permettant de manipuler des interfaces neurales. Sarguei se réjouissait donc de ce progrès, même si tout n'était pas encore gagné. Une bonne moitié des pilotes avait été conquise, il en aurait mis sa main à couper. Mais pour le reste de l'escadron, il avait peur d'avoir suscité plus de jalousie que d'admiration. C'était une des complications qu'il voulait éviter, mais il sentait qu'il n'allait pas y couper. Zing en particulier n'avait accepté la thérapie que pour éviter de scinder groupes en deux ses hommes.

Il n'en fut pas moins félicité par le général Ilarav qui était soulagé d'avoir enfin un instructeur galactique efficace. Non qu'il le soutienne vraiment, mais si le projet continuait à stagner, il pouvait dire adieu à son dossier militaire jusque là sans tache.

Le soir, après le diner, Sarguei sortit pour une petite promenade, profitant de la clarté exceptionnelle du ciel de la région pour admirer les constellations locales. La température était délicieusement agréable, et divers insectes nocturnes ainsi que les vagues assuraient une discrète symphonie en arrière-plan. En fermant les yeux, on oubliait facilement qu'on était sur une base militaire. Marchant ainsi au hasard, il se retrouva à passer non loin des syuks, toujours alignés sur leur bout de tarmac. Il constata alors qu'une mince silhouette se déplaçait près d'eux, ce qui était assez étrange vu l'heure et le mépris des gens du coin pour ces appareils.

Il était cependant assez peu probable que ce soit un intrus ou une personne mal-intentionné : on n'entrait pas sur la base comme dans un moulin, et les membres de la base n'étaient pas non plus des saboteurs. Enfin, il l'espérait... Un admirateur secret alors ? Il activa les nanoniques de ses yeux et il constata que l'inconnu était une inconnue. C'était donc un membre de la famille d'un militaire et non un militaire. En toute logique, Sarguei aurait dû donner l'alerte, ou au moins ordonner fermement à la jeune fille de filer en vitesse et de ne jamais plus s'approcher des syuks. Mais l'IA d'un des syuks le contacta alors et lui transmit une information étonnante.

— Cette jeune fille a un taux de compatibilité de 99%. Son patrimoine génétique intègre une version particulièrement complète du complexe de gênes nécessaire à l'utilisation d'une interface neurale.

Voilà qui était un coup de chance inespéré. Au sein d'une colonie perdue, il y avait en général un individu sur mille pouvant utiliser une interface neurale sans thérapie génique au préalable. Mais pour un tel taux de compatibilité, la proportion tombait à un sur un million, voire un sur dix millions. Qui qu'elle soit, elle ferait un pilote de syuk exceptionnel. Du coup, Sarguei n'avait pas du tout envie de la renvoyer chez elle. Balançant ses scrupules sans hésiter, il répondit à l'IA.

— Laisse-là donc monter dans ton cockpit, je suis curieux de voir ce qu'elle va oser faire et comment elle va s'en sortir.

— Vous êtes sûr ? C'est une civile sans aucun entraînement, d'après les données dont je dispose.

— Si elle a vraiment un taux de compatibilité aussi élevé, je doute qu'elle provoque un accident. Au pire, prend le contrôle pour éviter qu'elle casse quelque chose.

— Comme vous voulez...

Le cockpit du syuk s'ouvrit donc avec un léger chuintement quand la jeune fille posa la main sur le métal de la carlingue. Elle recula alors de quelque pas, surprise et un peu inquiète. Mais la curiosité fut la plus forte, et elle revint vers le syuk. Elle hésita quelques secondes, regarda autour d'elle, et ne vit personne, Sarguei s'étant planqué derrière une petite cabane météo. Elle  prit alors sa décision et monta rapidement dans le cockpit. Sarguei ne s'était donc pas trompé, c'était bien une admiratrice des syuks. Les femmes étant exclues de tout rôle militaire dans ce pays, seule une passionnée excédée par les coutumes locales et suivant son instinct pouvait faire une telle chose.

Grâce à son contact mental avec l'IA du syuk, Sarguei suivait tout ce qui se passait à bord du cockpit en détail. La jeune fille était en train de tout inspecter avec un sourire d'enfant ouvrant ses cadeaux. Elle avait du se procurer une des documentations qu'ils avaient diffusés auprès des militaires locaux, car elle murmurait le nom de chaque élément du cockpit du bout des lèvres. Sarguei savoura l'ironie de la situation : elle avait sans doute lu avec dix fois plus d'attention cette doc que le plus motivé des pilotes locaux. Il y avait cependant encore une étape à franchir : activer l'interface neurale.

— Affiche lui son taux de compatibilité, je pense qu'elle a besoin d'une excuse pour faire ce qu'elle meure d'envie de faire.

— Je sens que tout ceci va nous amener des ennuis... Mais c'est vous le patron.

L'icône d'activation de l'interface neurale se mit alors à clignoter, tout en affichant le fameux taux. La jeune fille recula, surprise, mais ne résista pas longtemps à la tentation, et, tandis que son rythme cardiaque s'accélérait de plus en plus, elle posa son doigt sur l'écran tactile. Aussitôt, les parois du cockpit se rétractèrent autour de la nouvelle pilote, l'enveloppant dans un cocon protecteur. Les réacteurs se mirent à rugir, et le syuk se déplaça lentement sur le tarmac pour s'aligner sur la piste de décollage la plus proche. Puis il décolla sans hésiter tandis que plusieurs alarmes se déclenchaient enfin au sein de la base.

En quelques minutes, des militaires de tous grades coururent dans tous les sens, rejoignant leur poste ou transmettant des informations. Après quelques minutes de pagaille, la nouvelle des raisons de l'alerte se répandit enfin, et un général Ilarav fulminant se dirigea vers Sarguei. Ce dernier s'était installé sur une petite butte situé à côté du tarmac, et observait les évolutions du Syuk grâce à ses nanoniques.

— Est-ce que vous allez m'expliquer pourquoi un de ces foutus appareils s'est envolé tout seul   et sans autorisation ? Je vous préviens que si c'est un bug dans leurs foutus IA, ils vont être démontés, découpés et concassés jusqu'à ce que les morceaux les plus gros soient plus petits que des rognures d'ongles.

— Il n'y a aucune panne, rassurez-vous. J'ai juste trouvé un volontaire pour les étrenner.

— À cette heure de la nuit ? Vous vous foutez de ma gueule ? Et il aurait décollé sans autorisation ? Aucun de mes pilotes ne ferait une telle chose.

— Je ne pense pas qu'elle faisait partie de vos pilotes.

— Elle ? Vous avez mis une femme aux commandes de cet engin ? J'espère que vos fichus IA ne vont pas tomber en panne au milieu de son vol !

Le général avait pris une teinte écarlate, maudissant de toute évidence ces cinglés de galactiques et leurs idées étranges sur les femmes.

— Ne vous inquiétez pas. Elle se débrouille très bien, avec ou sans IA.

— C'est impossible... dit Zing.  C'est forcément l'IA qui pilote.

— Non, c'est bien elle qui pilote. Son taux de compatibilité naturelle est de 99%, et elle se débrouille comme une reine. Je soupçonne qu'elle a envie de piloter un engin volant depuis des années.

— Vous êtes fou ! Personne ne peut piloter quoique ce soit sans entraînement. Il n'y a que dans les films qu'on voit ce genre de film.

— Je vous l'accorde, c'est vrai avec quasiment toutes les technologies. Mais vous allez vite découvrir que la civilisation galactique fait souvent abstraction du bon sens.

Cependant, le général fulminait toujours.

— Au diable vos délires de Galactique ! Je persiste à dire que nos femmes et nos filles savent très bien où est leur place ! Elles ne s'imaginent pas de capacités qu'elles n'ont pas et ne peuvent pas avoir. Vous avez forcément manipulée celle qui se trouve dans votre maudit syuk !

Sarguei le regarda avec un haussement de sourcil amusé, qui fit l'effet d'un coup de poing au général. Une idée horrible traversa alors visiblement l'esprit de ce dernier. Son aide de camp devait probablement avoir eu la même idée, car il avait contacté quelqu'un dans son talkie dès que Sarguei avait décrit son « pilote d'essai ».

— Votre fille Estyliane n'est pas sans sa chambre, mon général. Votre épouse est en train de la chercher partout.

Le général devint alors blanc comme un linge, et s'avança vers Sarguei, une expression meurtrière sur le visage.

— Petit enfoiré de galactique prétentieux et fouteur de merde...

Sarguei esquiva sans problème son attaque, mais le général semblait fou furieux et aucun de ses subordonnés ne semblait enclin à le calmer. Merde, ce tour que prenait la situation n'était pas prévu au programme. Il n'avait pas prévue que l'inconnue soit quelqu'un d'aussi important.  Il n'allait quand même pas s'enfuir ou assommer le général...

Il fut sauvé de ce dilemme épineux par le passage en rase-motte du syuk au-dessus de leur-tête. Le général, oubliant toute logique, se mit à courir derrière, comme s'il pouvait le rattraper. Sarguei se remit tranquillement à observer les prouesses d'Estyliane, qu'il considérait désormais comme sa nouvelle recrue. Elle alternait manœuvres audacieuses dans le ciel et passage au plus près du sol, testant les capacités de l'appareil. Elle fit également un ou deux crochets vers les montagnes, remontant plusieurs vallées étroites et sinueuses à une vitesse impressionnante pour une débutante.

— Il va falloir que je fasse attention. Avec un tel talent, il va y avoir quelques chevaliers célestes qui vont vouloir me la voler pour en faire leur protégée.

Cependant, le syuk revenait vers la base, s'alignant sur une des pistes d'atterrissages. Elle ne ralentissait cependant pas, arrivant à une vitesse bien trop élevée pour se poser de façon classique. Sarguei ne put s'empêcher de rire doucement en voyant des camions de pompiers et des ambulances sortir de leurs garages pour être prêt à intervenir. Les pilotes de l'escadron étaient également là, et faisaient une drôle de tronche, redoutant visiblement une catastrophe. Mais Sarguei doutait fortement que quoique ce soit puisse arriver à Estyliane, même si l'IA du Syuk n'intervenait pas.

— Je vois que vous êtes encore en train de mettre tous sans dessus-dessous, fit alors une joie joviale.

Il se retourna et vit T'Chiang, un sourire quelque blasé sur le visage, qui s'approchait.

— Faire piloter la petite princesse de la base, vous avez quand même un sacré culot.

— C'est elle qui est montée dans le cockpit. Je n'ai fait que la laisser faire ce qu'elle avait envie. Je ne savais même pas qui elle était.

— Je ne suis pas sûr qu'ils admettent cette vision des choses.

Un grand cri se fit alors entendre, dont ils comprirent rapidement la raison : la trajectoire du syuk venait de changer brusquement, et l'appareil lui même semblait s'être brisé en deux. Les deux Galactiques constatèrent que le général Ilarav s'était tout simplement évanoui, tandis que tout autour de lui, les gens s'éparpillaient pour se mettre à l'abri. Mais loin de s'écraser en une boule de feu, le syuk changea de forme pour prendre une silhouette humanoïde, atterrissant comme un patineur artistique. Des gerbes d'étincelles de trois mètres de long surgirent, ajoutant au côté spectaculaire de la chose. Après un splendide dérapage contrôlé, le syuk s'immobilisa exactement à son emplacement de départ.

— Qu'est-ce que c'est que ce truc... finit par dire Zing, les yeux ronds comme des soucoupes.

— Vous aimez vraiment pas lu la doc qu'on vous a filé, hein ? ne put s'empêcher de dire Sarguei, avec une expression fortement sarcastique.

Zing le regarda, ouvrant la bouche sans que rien ne puisse en sortir. Sa conception de l'univers venait en effet tout simplement de s'effondrer. Jamais il n'aurait cru ça possible, mais il devient bien admettre qu'il regrettait désormais toutes ces réticences à l'égard de la technologie galactique. Merde, il était impatient de piloter ces engins diaboliques, maintenant.

Le cockpit du syuk s'ouvrit, et Estyliane se redressa, arborant un sourire resplendissant tandis qu'elle réajustait ses longs cheveux bruns. Elle descendit quelques échelons, sauta d'un bond gracieux, presque elfique, et se dirigea vers son père qui était toujours inconscient, puis se pencha vers lui.

— Décidément tu n'arriveras jamais à voir de quoi je suis capable, mon pauvre papa...

Elle avait l'air à la fois exaspérée et attendrie, incrédule et fière d'avoir prouvé au monde ses talents de pilote, mais frustrée que son père n'ait pas tout vu. Sarguei la laissa tranquille quelques minutes avec son père qui se réveillait, puis s'approcha d'elle.

— Bravo pour ce premier vol, il était fort réussi.

— Merci, dit-elle en souriant toujours. Mais je ne sais pas si on me permettra à nouveau de voler.

— C'est en effet hors de question, grogna son père qui avait à peu près repris des couleurs normales.

— Ce serait criminel de l'en empêcher. Je vais arranger les choses pour que vous puissiez continuer à piloter votre syuk. Ça ne devrait pas être très compliquée, ne vous inquiétez pas.

— Comment osez-vous ? fit Ilarav d'une voix étranglée.

— Mon syuk ? demanda cependant Estyliane, qui avait tout de suite remarqué les mots utilisés par Sarguei et la façon dont il avait subtilement insisté sur le « votre ».

— Après un tel vol, je pense bien que ce syuk vous a adopté. La tradition veut qu'un pilote garde le syuk qu'il a apprivoisé, surtout quand c'est avec un tel talent. C'est légalement le votre, pour moi et mes supérieurs.

— Vous en parlez presque comme d'un animal de compagnie... dit le général, avec une expression de dégoût sur le visage.

— Il y a un peu de ça, avec les IA des syuks. Même si elles ne sont pas au niveau d'une IA forte, elle n'en reste pas moins une entité qui a son comportement individuel. C'est un véritable partenaire, que le pilote doit comprendre pour maîtriser parfaitement son appareil...

— Cessez votre propagande ! Il est hors de question que ma fille devienne pilote, ce n'est un emploi convenable pour une jeune femme !

— Je ne suis pas sûr que cette décision soit encore entre vos mains ou les miennes. Cet incident va très vite se savoir en haut lieu.

Sarguei et le général se dévisagèrent, et il en fallut de peu pour que cela ne dégénère en un grave incident diplomatique. La situation fut heureusement désamorcée par l'arrivée de la mère d'Estyliane qui s'effondra en larme tout en la serrant à l'étouffer. Impossible pour un des trois protagonistes de continuer à défendre ses positions. Tout le monde retourna donc à son poste, ou dans son lit, et on n'eut plus à signaler de nouveau incident cette nuit-là.

20 mars 2345

Le fait que les syuks disposent presque toujours de plusieurs formes, et donc soient des engins transformables, est souvent perçu comme une décision étrange, voire une mauvaise blague. S'il est vrai que c'est un des plus bel exemple de technologie implémentée dans la réalité grâce à sa popularité dans la fiction, cela ne réduit en rien son utilité maintes fois prouvée.

Encyclopedia Galactica, édition 2867

Après ces premiers jours très mouvementés pour Sarguei, les évènements se calmèrent quelque peu. Ce qui n'était pas forcément une bonne nouvelle. Estyliane avait disparue de la vie publique de la base, même si officiellement, elle n'avait pas quitté celle-ci. Sarguei dut se contenter de l'entraînement de ses pilotes officiels. Ces derniers avaient enfin suivi la thérapie génique leur permettant de manier les interfaces neurales des syuks à leur pleine capacité. Elle avait été couronnée de succès, mais leur premier pas sur les appareils galactiques furent sans surprise frustrants et difficiles. Outre les réflexes et les habitudes de milliers d'heures de vol dans leurs propres appareils, ils devaient se faire à l'idée de piloter un appareil en ayant l'impression physique de devenir ce dernier. Même avec une configuration de débutant, en coupant la majorité des senseurs exotiques et en désactivant tous les systèmes les plus complexes, le phénomène était profondément perturbant pour eux.

Et bien sûr, le simple fait qu'une frêle jeune fille ait pu piloter un syuk du premier coup, même un syuk d'entrainement, les troublait énormément. Certains en étaient devenus extrêmement curieux, se demandant si elle avait vraiment piloté d'instinct. Une telle chose était un mythe, une impossibilité avec leurs chasseurs, comme l'avait dit Zing. Que ça soit une possibilité, rare mais bien connue, pour un syuk, les fascinait. D'autres au contraire n'en concevait que plus de méfiance pour les galactiques et leurs technologies, imaginant les pires conspirations. Bref, la base était divisé en deux, ce que Sarguei n'appréciait pas du tout.

Chüroot était devenu un de ses alliés les plus précieux au sein des pilotes. Ce dernier avait été le premier à changer d'avis sur les syuk et était désormais un des plus doués pour leur pilotage. Malgré son comportement habituel de séducteur un brin machiste, il avait compris le talent d'Estyliane et ne voulait pas être distancée par elle. Pendant ce temps, Sarguei et T'Chiang cherchaient une solution pour qu'elle puisse piloter. À leur grande surprise, plusieurs pilotes proposèrent de les aider, dont Chüroot.

— Il ne fait surtout pas croire le général ou les autres officiers qui affirment qu'aucune femme ne désire piloter ou avoir un rôle plus important dans l'armée en général. Depuis le Recontact, les mouvements féministes ont redoublé d'activité. Je suis sûr que plusieurs de leur leaders seraient très intéressé par ce petit incident.

— Je suis assez étonné que tu sois aussi au courant dans ce domaine.

— Pour séduire les femmes, il faut les comprendre, bien entendu. Même s'il est vrai que j'ai souvent du fuir certaines de ces féministes...

Le sourire entendu, mais un peu forcé, de Chüroot en disait long sur les mésaventures qui avaient du lui arriver.

— Quand l'incident deviendra public, ce qui me semble inévitable, elles pourront mettre la pression sur les responsables politiques et faire basculer l'opinion publique. Mais ce ne sera pas forcément rapide, l'armée opère un contrôle strict des informations qui la concerne, en particulier sur les syuks ou les autres technologies galactiques.

— On pourrait contourner facilement leurs sécurités informatiques, mais là, ce serait nos propres supérieurs qui nous taperaient sur les doigts. On est censés faire quelque chose de plus subtil...

— Je ne suis pas sûr que la subtilité soit une bonne idée avec certains préjugés de ce pays...

— Hélas... De toute façon, il nous faut aussi découvrir où est Estyliane.

— Je ne pense pas que ce soit très compliqué. Soit elle est encore ici, donc dans la maison de ses parents, soit ils l'ont envoyé en pensionnat. Et il n'y a guère que deux ou trois établissements ou un officier comme le général pourrait envoyer sa fille s'il juge que cette dernière devient trop rebelle ou indépendante. Si elle intègre l'un d'entre eux, il y a des moyens pour le savoir.

Petit à petit; ils étaient donc en train de mettre en place un plan, encore vague, mais réalisable, pour donner à Estyliane la place qu'elle méritait. Cependant, ils n'eurent pas l'occasion de le finaliser et encore moins de le mettre en exécution. Le premier signe annonciateur fut un grand bruit dans le ciel, quelques jours plus tard, alors que Sarguei expliquait à ses élèves, rassemblés autour d'un syuk, quelques secrets sur la furtivité d'un syuk.

Ils levèrent les yeux vers le ciel, et virent un engin effilé, tout en angle et en arêtes, comme s'il était fait en cristaux. C'était néanmoins un engin volant, que Sarguei reconnut immédiatement.

— Oh non... Qu'est-ce que Claudia vient foutre ici ? s'exclama-t-il à haute voix.

Bien entendu, l'alarme générale se déclencha, les autorités locales traitant la nouvelle venue comme un intrus. Sarguei présentait que cette transgression flagrante du protocole et des nombreux règlements locaux allait provoquer un sacré incident diplomatique. Ce n'était toutefois pas étonnant du tout de la part de Claudia.

Après quelques tours au-dessus de la base, comme pour repérer les lieux, Claudia dirigea son syuk vers le tarmac, et effectua un atterrissage parfaitement maitrisé, à quelques mètres de Sargeui et ses élèves. Elle en descendit rapidement, sous les yeux stupéfaits des locaux qui découvrirent que l'intrus était une grande jeune femme à la silhouette parfaite et à l'impressionnante chevelure rousse. Se contentant d'un bref salut de la main à destination de Sarguei, elle se dirigea droit vers le petit village ou résidaient les officiers. Son objectif était évident.

— Je suppose que c'est une de vos collègues, fit Zing. Ne devriez-vous pas l'arrêter ?

— J'aimerai bien, mais personne n'arrête Claudia San Nechyaež quand elle a une idée en tête. Pas même ses supérieurs ou un chevalier céleste. Quand elle est là, c'est trop tard.

Zing grogna un juron sexiste et cracha par terre, mais il suivit quand même le reste des pilotes et Sarguei, qui eux-même suivait Claudia. Cette dernière était cependant trop rapide pour eux, car elle était déjà en train de rejoindre Estyliane devant sa maison quand ils réussirent à la rejoindre. La jeune fille avait réussi à s'échapper, ayant probablement compris tout de suite que ce qui se passait la concernait. Sarguei soupçonnait même que Claudia avait tout simplement trouvé un moyen de prévenu Estyliane de son arrivée.

Tout autour d'elle se pressait la sécurité de la base, mais ces derniers découvraient avec stupéfaction qu'aucune de leurs armes ne voulaient fonctionner, même leurs fusils à la robustesse légendaire. Un garde tenta même de lancer son couteau sur Claudia, mais malgré un tir parfaitement ajuste, il tomba au sol brusquement à un mètre de sa cible. De toute façon, une fois Estyliane avec elle, ils n'osèrent plus agir, de peur de blesser la jeune fille.

— Claudia, dit Sarguei, as-tu entendu parler d'un certain protocole qui suggère de ne montrer certain de nos talents que progressivement aux peuples récemment recontactés ?

— Oui... Mais je l'ai toujours trouvé ridiculement rigide.

— Je vois ça...  Que vas-tu faire avec Estyliane ?

— À ton avis ?

— Me subtiliser mon élève la plus prometteuse ?

— Fallait pas être aussi lent...

— Diplomate, tu veux dire ?

— Appelle ça comme tu veux, mais ma décision reste la même. Je la prends sous mon aile.

Et une fois arrivées devant leurs syuks respectifs, Claudia et Estyliane montèrent dedans et décollèrent sans tarder, sous les yeux médusés des militaires.

Les deux syuks se dirigèrent vers les montagnes, se faufilant avec aisance dans les vallées encaissées et contournées. Claudia ne pouvait s'empêcher de sourire de plus belle en voyant le talent inné d'Estyliane. Elle avait un potentiel comme elle avait rarement vu, le genre de perle rare qu'elle cherchait depuis des années. Hors de question de ne pas la prendre en main soi-même.

Après quelques exercices et acrobaties, elles arrivèrent ensuite au niveau d'un lac artificiel servant de réservoir. Estyliane posa son syuk à sa surface, puis le quitta pour gagner le barrage qui surplombait la vallée, et plus loin, la plaine. Claudia se posa à son tour, comprenant que tout allait peut-être un peu trop vite pour sa nouvelle protégée. Les deux femmes s'assirent au bord du parapet, les jambes pendant dans le vide. La vue était magnifique et impressionnante.

— Tout va bien ?

— Je... Je ne sais pas. Je ne sais plus trop où j'en suis. Quand j'ai quitté ma maison pour monter dans le syuk, tout à l'heure, j'ai obéi à mon instinct, sans hésiter. Après tout, je rêvais d'un moment dans ce genre depuis des années. Mais maintenant que c'est fait, je commence à avoir envie de rentrer chez moi, de retrouver ma chambre et de rester bien en sécurité sous mes draps. C'est idiot, hein ?

— Mais non. Bien sûr que non. Cette planète est en plein Recontact, la vie de milliards de gens est bouleversée, leurs convictions balayées. Et toi plus que quiconque est concernée. Si tu suis la voie qui s'ouvre à toi; tu vas devenir en quelques années une citoyenne galactique complète. Tu voyageras bien plus que l'écrasante majorité de tes concitoyens, même ceux de ta génération. Tu vas devoir réapprendre tant de choses. Il y a de quoi avoir le vertige...

— Oui... Mais je ne sais pas si c'est c'est ce que je redoute le plus. En fait... Malgré tous leurs défauts, même s'ils aimeraient faire de moi quelqu'un que je ne suis pas, j'aime mes parents. Je ne veux pas les abandonner.

— Personne ne te demande ça, bien au contraire. Si tu deviens pilote de syuk, tu seras un lien entre cette planète et la civilisation galactique. Tes parents finiront bien par accepter ce que tu vas devenir, même si ça ne correspond pas à ce qu'ils imaginaient.

Estyliane eut alors un petiot rire nerveux.

— Ils vont avoir de sacrés surprises, alors...

— L'inattendu est ce qui rend cette galaxie intéressante. Tu verras que c'est un de nos crédos. Alors, que décides-tu ? Ou est-ce que tu veux du temps pour réfléchir ?

— Non, c'est tout décidé. Ma place n'est pas au sein du cocon douillet mais étouffant que ma famille me réserve. Mais je vais quand même revenir leur expliquer ma décision. Je ne veux pas partir comme une fugueuse.

— Tu n'as pas peur qu'ils ne te lâchent plus ?

— Non. Pendant le vol pour venir ici, j'ai découvert une énième de vos petites technologies miracle.

Elle sortit une pilule de sa poche, soigneusement emballé dans un emballage dont l'apparence était indubitablement galactique.

— C'est vrai que si j'avale ces nanoniques, je pourrais commander mon syuk à distance, y compris son téléporteur, juste en y pensant ?

— Il te faudra quelques heures d'entrainements pour ça, mais oui, fit Claudia en souriant.

Estyliane sourit à son tour, puis les deux pilotes, la championne comme la novice, se mirent à rire spontanément.

Elles quittèrent donc le lac pour se diriger vers la base, ce qui normalement ne devait prendre que quelques minutes. Mais L'IA du syuk de Claudia lui transmit soudainement une alerte prioritaire.

— Il se passe quelque chose. Les communications de la base se sont brusquement arrêtées.

— Une panne ?

— Je ne pense pas. Pendant une seconde un signal d'alerte prioritaire a été transmis. Puis tout a été coupé. Absolument tout. Même si elle est préspatiale, la technologie militaire locale dispose d'assez de redondances pour rendre une telle panne générale impossible.

— Aie... Quel genre d'alerte ?

— Le code indique que la base a été compromise par une attaque terroriste.

— Oh merde...

Parfois l'IA de son syuk mettait vraiment son temps à transmettre l'info la plus importante. Mais ce n'était pas le moment de régler son problème.

— Estyliane, active le mode furtif de ton syuk. J'ai bien peur que tu passes de l'entrainement aux choses sérieuses bien plus tôt que prévu.

À suivre...

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