Nirgaïa, La Terre des Quatre Éléments

Chapitre II
M. Sophrone

Le soleil, sans surprise, se levait une nouvelle fois sur la maison de M. Sophrone, l'illuminant progressivement de ses rayons chaleureux. Ce calme routinier n'était cependant pas pour tout le monde. Leucée se réveilla doucement, savourant ce demi-sommeil, mais, très vite, elle comprit qu'elle était de retour dans l'étrange maison volante. Elle se redressa brusquement sur son lit, soudainement parfaitement réveillée. Elle regarda autour de lui et murmura, résignée :

- Bon… OK... C'était pas un rêve… 

Pourtant elle était bel et bien retournée pendant toute une journée à Paris. Une journée, parfaitement normale, délicieusement ordinaire, où tout était compréhensible et connu. Cette maison volante, Argy, M. Sophrone et tout le reste n'était de toute évidence qu'un simple rêve. Certes, un rêve étrange, hors du commun, agréable à se remémorer, mais un simple rêve, comme des milliards de gens en faisaient. Croire à tout cela comme réel aurait été enfantin, quelque peu ridicule. Mais maintenant, elle pouvait toucher le bois sculpté de son lit, et voir qu'il était bien solide et réel. Elle était donc de retour, au bout de seulement vingt-quatre heures.

- Comment diable vais-je expliquer mon absence ? fut sa première pensée. 

Mais elle se reprit très vite : 

- Bof, si c'est comme quand je suis arrivé, j'aurais probablement rien à expliquer. 

Elle regarda alors l'horloge qui était à un des murs de sa chambre (devait-on dire cabine pour une maison volante ?). C'était une pièce somptueuse, aussi bien par sa mécanique de précision que par son boîtier de bois délicatement sculpté. Elle donnait l'heure, le jour, le mois, et les phases de la lune sans retarder de plus d'une seconde par mois. A travers les délicats croisillons d’essences précieuses qui s’entrecroisaient en d’étranges arabesques, on pouvait apercevoir tout un enchevêtrement de délicats rouages de métal finement ouvragé. Le travail d’un artisan passionné et doué d’un talent rare, chose qui s'accordait parfaitement avec le reste du décor. Mais pour le moment, ce qui monopolisait l'attention de Leucée, c'est qu'elle indiquait qu'elle n'avait dormi qu'une dizaine d'heures. 

- C'est impossible… J'ai passé toute une journée à Paris. J'y suis restée plus de dix heures !

Elle resta plantée devant son horloge, hébétée, sans rien dire ni penser, pendant un bon moment. Mais il n'y avait aucune erreur possible. La journée passée dans le monde normal semblait n'avoir eu aucune influence sur ce monde. Comme si Paris était un rêve... Et bien voilà qui résolvait le problème d'expliquer où elle était passé.

- De plus en plus curieux… Décidément, dans cette maison, il faut que je me résigne à ne pas comprendre grand chose. 

Sachant où aller, contrairement à la veille, Leucée se dirigea vers une des terrasses où l'on pouvait prendre son petit déjeuner. Elle y retrouva Argy qui mangeait tranquillement. Un peu plus grand que lui, il avait des cheveux bruns qu'il semblait avoir toutes les peines du monde à bien coiffer. Il avait un visage mince et des yeux marrons qui lui donnaient un air intelligent et décidé. Elle aurait pu plus mal tomber comme compagnon de galère dans toute cette histoire.

La nourriture était aussi étrange et délicieuse que la veille. Tous deux ne purent s'empêcher de penser que décidément, malgré tous ces mystères, cet endroit était vraiment agréable. 

- J'ai beau de rien y comprendre, dit justement Leucée, je dois bien avouer que je suis ravi d'être ici. Ce n'est pas sur Terre que je pourrais m'offrir un tel luxe.

- Tu as rêver de la Terre pendant la nuit, n'est ce pas ? 

- C'était bien plus qu'un rêve. C'était très  réel, et la maison ici m'apparaissait comme un rêve. Mais maintenant que je suis ici, j'ai l'impression que c'est l'inverse.  

- Je vois. C 'est un peu moins marqué pour moi, mais j'ai vécu grosso-modo la même chose. Si ça continue, je ne vais plus arriver à distinguer la réalité de la fiction. 

- Je crois que pour le moment, le mieux est de tout accepter comme réel. Il faut absolument essayer de comprendre comment ce monde marche et ce que nous y faisons. 

- C'est vrai. On ne peut pas rester tranquille  à profiter de tout ce luxe.

- Parfaitement d'accord. Et j'ai une petite idée d'où trouver des infos.

- Ah bon ? À quoi as-tu pensé ? 

- Hier, tu es d'accord, quand on a exploré la maison, aucun de nous deux n'a osé ouvrir de portes fermées, même si elles n'étaient pas verrouillées.  

- Oui, on ne savait jamais où on arriverait, et si on étaient censés avoir le droit d'y entrer. Même s'il y a une force mystérieuse qui semble nous empêcher de gaffer, ni toi ni moi n'avons envie que  notre ignorance des choses de ce monde devienne public.

- Exactement, inutile de prendre des risques inutiles. On est déjà assez perdus.

C'est en effet cette prudence qui les avaient poussés à passer un temps non négligeable à jeter des coups d'œils furtifs un peu partout. Le tout en espérant avoir été discret, pour que personne ne les prennent pour des fous ou des malotrus. Mais la technique était payante.

- Tu vois cette grande porte à deux battants ? Tout à l'heure, en venant de ma chambre, j'ai eu la chance d'entrevoir ce qu'il y avait de l'autre coté. C'est apparemment une  bibliothèque, ou ce qui s'en rapproche le plus sur ce monde.

- Très intéressant… On va peut être enfin sortir un peu du brouillard. 

- N'est ce pas ? 

Sans perdre de temps, ils se dirigèrent dès leur repas terminé vers la fameuse pièce. Ils marquèrent un bref temps d'hésitation devant la porte. 

- Si on ne prend jamais de risques, on ne comprendra jamais rien.

Et Leucée ouvrit la porte sans plus tergiverser. Aucune force ne les retint. Personne ne se mit à les regarder avec des yeux en soucoupes en leur demandant pourquoi ils entraient là. C'était bel et bien une bibliothèque, constituée de plusieurs pièces aux formes biscornues situés sur différents niveaux, sur une hauteur de deux étages.  

Sur tout les murs, des rayonnages de bois précieux supportaient un nombre impressionnant de volumes. Ils montaient jusqu'au plafond et offraient de nombreux décrochés comme si l'architecte s'était donné pour but d'alterner au maximum les livres de taille différente, sans pour autant perdre le moindre volume d'espace disponible. Un certain nombre d'échelles de bois et de laiton, certains montés sur roulettes, permettait d'accéder aux étages supérieurs.

Au milieu de la salle se trouvaient des globes planétaires, tout aussi raffinés, en bois et laiton avec de fines gravures, des maquettes de système solaire, et de grands tiroirs contenant des cartes détaillées. La quasi-totalité des livres étaient volumineux et reliés de différents cuirs dans les teintes brunes ou vertes. Les titres étaient finement imprimés en relief avec de l'or ou de l'argent. L'intérieur était soit manuscrit, soit réalisé par des imprimeurs extrêmement doués et consciencieux. Les enluminures et les gravures rivalisaient de délicatesse et d'harmonie picturale. 

- Impressionnant, fit Leucée. N'importe quel bibliothécaire terrien se damnerait pour entrer ici.

- Où que nous allions, nos découvertes sont toujours aussi étonnantes. Et pourtant, on devrait commencer à être habitués.

- Le plus surprenant, c'est le mélange de familiarité et d'exotisme que je ressens pour chaque chose. Tout ceci ne diffère pas tant de ce que l'on peut trouver sur  Terre. Et pourtant, ce serait inconcevable de trouver cette bibliothèque en France ou ailleurs…

La bibliothèque étant déserte, ils fouinèrent un peu au hasard pour trouver des informations, sans avoir à se soucier de regards intrigués. Ce n'était pas très aisé, la plupart des volumes se révélèrent être des recueils de philosophie ou de poésie, des romans, des herbiers ou divers autres ouvrages probablement fort divers et intéressants, mais guère utiles pour nos deux égarés.

- Un ouvrage d'histoire ou de géographie, c'est ce qui nous faudrait, fit Argy. Mais je me demande où ils peuvent bien être. 

- On a déjà les globes et les cartes. Visiblement aucun continent ne ressemble à ceux de la Terre. On n'est pas vraiment pas sur notre planète, aussi incroyable que cela puisse paraître. 

- C'est déjà un point de départ. Mais sans commentaires sur toutes ces contrées, on ne va pas aller très loin. 

- Si on regarde ces maquettes, on est pourtant bien sur la troisième planète du système. Mais il y a une planète tellurique en moins.

Argy mit le nez sur la maquette pour l'observer et confirma les observations de Leucée.

- C'est vraiment bizarre, parce qu'à part ce problème, on dirait vraiment notre système solaire. Si ces planètes ne sont pas des clones de Jupiter et de Saturne...

- De plus en plus étrange. Si on est à l'autre bout de la galaxie, pourquoi y a-t-il des humains ici ?  Et si on est sur Terre, pourquoi tout est-il sans dessus-dessous ?

- Ça me dépasse... Mais on va bien finir par trouver quelque chose qui va nous faire comprendre.

- C'est vrai, quoi, ils ne les ont quand même pas caché dans un coffre, leurs bouquins d'histoire ! 

- Regarde ce que j'ai trouvé ! 

- Montre ! fit Leucée, arrachant presque le livre des mains d'Argy. 

- Ça a l'air très bon, tout ça ! 

- Un livre de cuisine ? C'est pas le moment ! dit Leucée, indignée.

- C'est toujours le moment de lire ce genre de livre ! Et il peut très bien y avoir des éléments d'histoire dans ce genre de bouquin. 

- Si tu le dis...

Mais ce n'était hélas pas le cas, aucune des recettes n'était accompagnée de commentaires pittoresques sur sa région d'origine ou son histoire. Après quelques recherches moins culinaires et plus sélectives, ils trouvèrent une étagère poussiéreuse consacrée à l'histoire et s'emparèrent de quelques livres. Ils s'installèrent dans une des niches de lectures encastrées dans les rayonnages. 

Il y en avait dispersé un peu partout, dont certaines curieusement placées à deux ou trois mètres de hauteur, auxquelles on accédait par les échelles. Celle qu'ils avaient choisi était un peu plus raisonnablement placé et il suffisait de trois marches pour y aller. Ils prirent chacun un bouquin et décidèrent de les feuilleter séparément avant de mettre en commun leur découvertes. Mais bien vite, ils furent si surpris par ce qu'ils lisaient qu'ils s'interrompirent mutuellement et s'arrachèrent les livres des mains.

- Ils ne vivent que dans les cieux… dit Leucée. J'arrive pas à y croire.

- Je comprends mieux ce qui s'est passé hier, et pourquoi j'étais terrorisé à l'idée de sauter pour rejoindre la surface. 

- Ce que je ne comprend pas, c'est que ces livres ne parlent absolument pas des gens qui habitent la surface. Ils font comme s'ils n'existaient pas. 

- Et pourtant, tout le monde connaît leur existence. Tu as parlé de Gens de la Surface, hier.

- Ah bon ? Je ne me souviens pas précisément. J'ai sûrement utilisé cette expression sans savoir ce qu'il signifiait, comme ça nous arrive sans arrêt.

- Et M. Gammare a parlé de trois autres civilisations.

- Ah, ça je m'en souviens.

- Décidément… Cette façon qu'a notre mémoire de ne se rappeler que ce dont on a besoin immédiatement est horripilante. C'est pas naturel. 

- Clair… Ça me fout la frousse. 

Leucée frissonna en pensant aux implications du comportement étrange de son propre cerveau. Puis une ombre passa à la limite de son champ de vision, et ce fut un miracle qu'elle ne hurle pas. 

Une silhouette grande, mince et souple comme un singe sauta soudain dans la niche qu'ils occupaient et vint se poser sur la table de lecture. C'était un jeune homme d'à peu près leur age, portant d'étranges vêtements irisés, assez peu courants parmi les invités présents dans la maison. Il portaient de fines lunettes à la monture en métal dépoli, dont les verres réfléchissait partiellement ce qui se trouvait  en face de lui avec d'étranges reflets nacrés. Il avait de long cheveux blonds retenus en catogan.

- Salut ! Je parie que vous êtes les nouveaux arrivés en provenance directe de la Terre ?

Argy et Leucée sursautèrent, réussissant tout juste à émettre un son mal articulé, tellement ils étaient surpris par cette déclaration aussi subite. 

- Ah... Je crois que j'ai touché en plein dans le mille. Ravi de vous connaître, Argy, Leucée. Je me nomme Ciboltz. 

- Enchanté...  

Cette courte présentation terminée, il vint s'asseoir à leurs cotés sur les confortables banquettes de cuir brun qui entouraient la table. Puis il commença à débiter un long monologue sans se soucier de besoins aussi élémentaire que de respirer : 

- Décidément, je me désespérais de rencontrer des gens comme moi, parachuté dans ce génial monde de fous sans avoir la moindre idée de ce qui se passait. Ça fait plus de deux semaines que je suis arrivé ici, et j'ai beau avoir vu les choses les plus surprenantes de ma vie, je commençais à m'ennuyer ferme. Et puis hier, tout a explosé sans prévenir. Un meurtre, une course poursuite, des flics infiltrés à bord, whaou... Tout ça le même jour ! Et puis voila que je vous vois en train de fouiner ici, et j'ai cru me revoir il y a un mois quand je cherchais à comprendre où j'étais tombé. Ben je crois que j'ai jamais été aussi ravi de ma vie ! Des Terriens ! Je vais enfin pouvoir arrêter de me parler à moi-même pour réfléchir ! Si je me retenais pas, je vous serrerais tout fort dans mes bras.

- Euh... Non merci, firent Argy et Leucée, se demandant comment arrêter ce moulin à paroles. 

Fort heureusement, le nouveau venu devait finalement être humain car il dut s'arrêter de débiter ses propos à tout vitesse pour reprendre son souffle. Leucée en profita pour prendre la parole.

- Tu dis que ça fait un mois que tu es là. Tu as du rassembler bien plus d'infos que nous. As-tu des idées sur pourquoi on est là ? 

- Non, justement ! A part manger, boire et profiter de la vie, je n'ai strictement rien fait ni vu ! 

Ciboltz paraissait sympathique et dénué de toute mauvaises intentions. Et le fait qu'il proclamait être dans la même situation que Leucée et Argy les mit instantanément en confiance. Peut-être était-ce de la folie de lui faire confiance, mais la tentation étai trop forte. Ils décidèrent de suivre leur intuition, qui semblait la plus sure des alliées dans leur étrange situation. Leucée demanda donc pour avoir plus de détails : 

- Et tu es vraiment de la Terre ? 

- Oui ! Comme vous ! Je vous soupçonnait pas du tout jusqu'à hier ! Je pensais que vous étiez des gens d'ici, comme les autres invités. 

- Quoi ? Mais on est arrivés tous les deux hier. Tu veux dire que nous avons pris la place de personnes de ce monde ?

- Non, je pense que c'est un peu plus complexe. Certes, en un sens nous avons tout trois pris la place d'habitants de ce monde. 

- Merde alors, j'avais pas réalisé ça. Pourtant c'est logique si on n'y pense. 

- Tu vois... Mais en même temps, je pense que c'est plus une fusion qu'un remplacement. Ces trois personnes sont en nous, d'une façon ou d'une autre. La preuve est que nous avons des souvenirs fragmentaires, mais nombreux, de notre passé ici. Juste de quoi jouer notre rôle, pas grand chose de plus hélas. Mais cette impression d'amnésie sélective, je pense qu'elle n'est pas due au hasard. 

- A t'entendre, ça sonne comme si on les possédait. 

- Un peu... sauf que je n'ai absolument pas l'impression de faire du mal à un esprit qui serait enfermé quelque part dans mon cerveau. C'est encore autre chose, un assemblage de souvenirs et d'intuitions qui nous aident. 

- Des questions, que des question, encore plus de questions... interrompit Leucée. Tu ne sait pas plus de chose, j'ai compris. Ça ne va pas nous mener bien loin. Parlons de choses un peu plus concrètes. Que sait-tu de ce monde ? 

- Pas mal de chose sur la civilisation Aérienne. Comme son nom l'indique, ils vivent dans les cieux, à bord de divers engins, depuis le petit véhicule rapide à peine plus grand qu'une voiture, jusqu'à la ville flottante accueillant quelque dizaine de milliers de personnes. 

- Il y a tant d'Aériens que ça ? demanda Leucée. Pourtant on n'a pas croisé grand monde, excepté la police hier. 

- Oui, ce point m'intrigue aussi. Soit ce monde est vraiment très grand, soit cette région est à moitié déserte. Je penche pour la seconde solution, car à mon arrivée, on croisait bien plus de gens. Mais je n'a pas encore eu le temps d'obtenir des détails crédibles sur ce problème. 

- Peut-être que cette maison croise dans un endroit désert parce que M. Sophrone est un des rares à y avoir droit. Ce ne serait pas étonnant vu l'exubérance de sa maison. 

- Détrompes-toi. Sophrone est certes riche, mais dans un monde bien plus riche que le notre, et sans pauvres. La civilisation Aérienne semble ne compter que des gens aisés, des riches et des très riches. Cette maison est somptueuse et son propriétaire est connu pour ces goûts parfaits, certes, mais pas assez riche pour se réserver une telle quantité d'espace. 

- J'ai bien du mal à imaginer toute une civilisation baignant dans un luxe aussi exubérant que ce qui nous entoure, dit Argy. 

- Et pourtant, c'est bien le cas, même si je comprends ton incrédulité. Ce monde est bien différent du notre.  

- Un monde sans pauvres... ajouta Leucée, songeuse. Tant de gens en on rêvé sans arriver à le réaliser, chez nous. J'ai du mal à y croire aussi. 

Elle semblait perdue dans ses pensées, fixant les reflets à la surface de la petite lampe de lecture en laiton et cuivre qui se trouvait devant elle. 

- Et pourtant je suis sur de moi sur ce point, reprit Ciboltz. Il faut croire que les Aériens ont réussi. Par contre, pour les autres civilisations, je dois admettre que les informations que j'ai rassemblées sont beaucoup plus floues et suspectes. 

- Suspectes ? Que veux-tu dire ?

- Je ne suis sur que de deux choses : Elles sont effectivement au nombre de trois, comme vous avez entendu hier. Et j'ai aussi réussi à apprendre leurs noms. Il y a les Gens de la Surface, les Marins et les Gens des Volcans. 

- C'est déjà bien, je trouve. Ça donne des indices sur comment ils vivent 

- Si tu le dis. Mais hélas, tout le reste est fragmentaire et incertain. Les Aériens sont si fiers de leur culture qu'ils se fichent un peu des autres. Je pense qu'il y a quelques échanges commerciaux, indispensables à la survie mutuelle, mais pas beaucoup plus. Dans la tête de tout le monde ici, il est impensable que ces autres civilisations ne soient pas aussi prospères que les Aériens, mais je me demande s'ils ne se trompent pas lourdement. 

- Qu'est ce qui te fait dire ça ? 

- Je n'ai vu ni les Marins, ni les Gens des Volcans, mais on survole sans cesse les Gens de la Surface. C'est apparemment une civilisation entièrement agricole, avec très peu de technologie, au contraire des Aériens. 

- Ça pourrait être un choix délibéré de leur part...  objecta Leucée.

- J'y ai pensé, mais quand je surprend des silhouettes affolés qui se cachent dans leurs maisons quand celle où nous habitons les survole, j'ai du mal  à croire ces deux civilisations égales.

- Je comprends ce que tu veux dire. C'est vrai que quand on y pense, la simple différence de position spatiale est assez forte au niveau symbolique.  

- Si je comprends bien, dit Argy, il y a comme un tabou concernant les autres civilisations de ce monde et leur rapport avec les Aériens. Rassembler assez de renseignements sur comment marche ce monde de fou ne va pas être évident. D'ailleurs on a déjà même pas la moindre idée de pourquoi on est ici... 

- Alors là, dit Ciboltz, j'ai bien une idée, mais j'ai peur que vous me preniez pour un fous si je vous l'explique. 

- Dis toujours, au point où on en est...

- Je mettrai ma main à couper que nous avons été projetés dans ce monde par des dieux farceurs, ou d'autres êtres très puissants, quelque soit le nom qu'on leur donne. Une sorte de jeu de rôle cosmique, uniquement pour s'amuser. 

>- En effet ça ne me rassure pas sur ta santé mentale... railla Leucée. 

- Mais as-tu une idée plus crédible en tête ? 

- À mon grand regret, non. On en a déjà parlé, Argy et moi, et nos conclusions ne sont pas très éloignées des tiennes. Sauf que nous espérions que nous avions été téléportés je ne sais où avec un motif sérieux. Mais si ça se trouve, c'était trop demander. 

Peu après le déjeuner, M. Sophrone décida de rejoindre ses invités, malgré la désapprobation de son médecin, le docteur Tierin, qui aurait de loin préféré le voir rester alité encore un peu. Mais il ne voulait pas faillir à son devoir d'hôte avec une volonté inébranlable, et personne ne put le convaincre de continuer à se reposer. Repérant Argy et Leucée, il se précipita sur eux pour les remercier.

- Je vous serai éternellement reconnaissant de m'avoir sauvé la vie. Je me dois également de vous offrir toutes mes excuses pour vous avoir imposer cette mascarade ridicule. Jamais je n'aurais du refuser une protection. 

- Ne vous inquiétez pas, c'était notre devoir, dit Leucée. Mais je dois vous demander de nous consacrer un peu de temps. Nous allons avoir des questions à vous poser pour notre enquête. 

Une fraction de secondes, Leucée cru discerner une expression contrariée sur le visage de M. Sophrone. Mais si elle avait vu juste, il se reprit très vite et leur répondit. 

- Pas de problème. Je vous promet de trouver du temps ce soir sans faute. Mais pour le moment, je me dois de me consacrer à mes invités. Et sans me surmener, si je veux ne pas subir les foudres de ce cher docteur Tierin . Je n'ai pas l'habitude de devoir me ménager ainsi.

- A ce soir alors, dirent Argy et Leucée, en laissant leur hôte et protégé les quitter. 

- C'est moi, ou il a encore l'air préoccupée ? demanda Leucée à Argy. 

- Tu crois qu'il nous cache quelque chose ? Je ne vois pas pourquoi. 

- Après un mois dans ce monde, mon intuition me dit qu'il recèle beaucoup de secrets, dit alors Ciboltz. J'ai bien peur que la prospérité de cette civilisation ne soit en partie une illusion. Ce qui pourrait expliquer notre présence. En fait, je ne pense pas que nous devrions nous fier aveuglément à ce qu'on nous dit.  

- J'ai bien peur que tu ais raison. 

Cependant, malgré toutes ces interrogations, nos trois Terriens se trouvaient dans une ambiance de fête, et il était difficile de rester soucieux. En outre, la mission de Leucée et Argy en tant qu'Officiers était officiellement terminée : Le directeur Sébaste ne leur avait ordonné de rester à bord de la maison de M. Sophrone que pour les récompenser de leurs efforts. Tant qu'ils n'étaient pas appelés ailleurs, ils étaient censé profiter au maximum de ces vacances improvisées. Ils décidèrent donc de mettre de coté leurs problèmes quelque temps pour en profiter, que ce soit ceux qu'ils avaient en tant que Terriens ou en tant qu'Officiers. 

La maison avait atteint une région de moyenne montagne, et survolait des coteaux verdoyant sous un soleil radieux. Une forte brise soufflait, mais pourtant on ne la sentait presque pas en étant sur le vaisseau.

- Comment se fait-il qu'il y ait si peu de vent ici ? 

- Tiens, c'est vrai, je me suis posé la question aussi hier, ajouta Argy. Normalement à cette altitude, on devrait avoir très souvent de véritables rafales de vent. Mais il n'y en a pas sur les terasses. 

- Je vais vous expliquer, dit alors Ciboltz. Vous voyez ces tiges métalliques tarabiscotés qui sont dispersés un peu partout sur la maison ? Surtout sur les arêtes des murs. 

Leucée et Argy acquiescèrent, chacun les ayant remarqué, mais n'ayant trop pu savoir si elles avaient une fonction, ou bien si elles étaient là dans un but purement artistique. 

- C'est le système qui génère et régule le champ de force de la maison. Sans lui, il serait hors de question de sortir dehors. Pas de balcon ni de repas au grand air ! 

- Je vois. Quand on y réfléchit, ce n'est pas si étonnant que ce genre de chose existe ici. Mais ça montre encore qu'ils ont une sacré technologie à leur disposition.

- Oui. Et vous n'avez encore rien vu. Regardez !

Plusieurs personnes avaient sorti sur une terrasse secondaire d'étranges appareils qui se révélèrent être de minuscules planeurs monoplaces. C'était d'étranges assemblages tenant à la fois de l'armure, du costume d'homme volant et du deltaplane. Des invités de tous ages, à l'exception des petits enfants, et de certains vraiment trop âgés, les enfilaient pour aller faire un peu de voltige entre les massifs.

- Ça vous dit de se faire une petite balade dans les airs ? demanda alors Ciboltz. 

Leucée et Argy ouvrirent des yeux ronds devant cette proposition totalement inattendue pour eux. 

- Mais je ne sais pas manier ces engins ! fit Leucée. Comment diable veux-tu que je vole avec ça ? 

Argy ouvrit la bouche pour aller dans le même sens, mais la ferma aussitôt. Il venait de réaliser ce que voulait dire Ciboltz. 

- Vous n'avez pas encore l'habitude de cette foutue mémoire aléatoire, hein ? Ne vous inquiétez pas. Tout le monde sait voler ici. Et en particulier des Officiers. 

- C'est vrai ? 

- Oui, et vous allez pas regretter l'expérience. 

Tous les trois allèrent donc mettre des tenues de vol, qui se révélèrent très confortables malgré leur apparence d'engins de torture, avec des tringles mécaniques et des sangles de cuir marron un peu partout. Comme l'avait prédit Ciboltz, ils ressentirent une étonnante sensation de déjà-vu en les enfilant. Ils avaient bien déjà volé, ou tout du moins les personnes dont ils avaient pris la place l'avait fait. Argy partit le premier, puis Leucée s'élança juste après lui. Ciboltz les contempla quelques instants tandis qu'ils découvraient le vol, puis se jeta dans le vide pour les suivre.

La sensation était totalement incroyable. Le système d'homme volant en lui-même était déjà une merveille d'ingéniosité, conçue pour des gens qui voulait réellement vivre ce que vivait des oiseaux ou d'autres créatures volantes. Mais Argy et Leucée découvrait en même temps toute la maîtrise de ce sport qui était dissimulé en eux. Laissant totalement le contrôle à leur instinct, ils se surprirent à anticiper parfaitement les courants aériens, montant, descendant, tournant au gré de leur fantaisie. Ils disposaient de petits communicateurs pour parler entre eux, car bien entendu, même en étant assez proches, toute parole était couverte par le bruit du vent. 

- Approchons-nous de ce vol d'alcrets, proposa Leucée, avisant une bande de grands oiseaux migrateurs verts et jaunes.  

- OK ! 

Tous les trois se déplacèrent adroitement vers la bande, qui les accueillit avec des sifflements de joie. Ils volaient en un grand groupe formant un gigantesque V et allaient à une vitesse impressionnante quand on pensait qu'ils l'atteignaient uniquement avec leur puissance musculaire. Ils accompagnèrent quelque temps les oiseaux, découvrant avec un émerveillement sans cesse renouvelé l'art de vivre des Aériens. Ils rejoignirent ensuite d'autre invités qui slalomaient entre les pitons et les grands arbres isolés. Les tenues de vol étaient décidément une des choses les plus fantastiques qu'ils aient vues au sein de ce monde. Elles permettaient à la fois d'éprouver des sensations fortes et de contempler le paysage pour atteindre une grande sérénité intérieure. Ils commençaient à comprendre pourquoi les Aériens étaient aussi fiers de leur civilisation. 

Après deux heures de ce rythme-là, Leucée commençait cependant à ressentir de la fatigue, et décida de revenir à la maison. Argy et Ciboltz, s'amusant comme des fous, continuèrent à planer sans se soucier du temps qui passait. Retrouvant avec plaisir le « sol » ferme de la grande terrasse, Leucée se dirigea vers un des buffets perpétuellement disponibles pour s'emparer d'un fruit. Tous ces exercices lui avaient bien creusé l'appétit. Puis, essayant de repérer Argy et Ciboltz dans les airs, elle ne put les voir. Ils devaient s'être trop éloignés, occupés qu'ils étaient à s'amuser. Elle se dirigea donc sans regret vers sa chambre pour prendre une bonne douche.

Une heure plus tard, les deux Terriens n'étaient toujours pas rentrés, et Leucée, en les attendant, observait tout ce qui se passait sur les terrasses de la maison avec intérêt. Beaucoup d'invités étaient rentrés de leur balade sportive dans les airs et se reposaient en sirotant du poyzar ou d'autres boissons chaudes et agréablement odorantes. Ils discutaient de tout et de rien, et certains jouaient paisiblement à des jeux de carte ou de stratégie.

L'ambiance était décidément étrange pour Leucée, à la fois parfaitement familière, car les gens se comportaient comme sur Terre, et à la fois terriblement étrangère car les boissons, les gâteaux, les fruits, les vêtements, les sujets de conversation, les jeux...  tout ceci était différent de ce qui existait sur Terre. Comme si la culture ici étaient jumelle de celle de la Terre.

- Argy et Ciboltz sont toujours dans les airs ? demanda Acamas en voyant Leucée seule regardant rêveusement le ciel.

- Oui. On dirait qu'ils ont oublié l'existence de la maison.

Acamas partit d'un rire franc et continua la conversation.

- J'étais comme eux à leur âge. Je pouvais rester des heures dans les cieux sans me lasser. Hélas, l'age commence déjà à me rattraper. Au bout d'un certain temps, je n'ai désormais plus qu'une seule envie : rentrer au chaud pour reposer mon pauvre dos.

- Voyons, vous n'êtes pas si vieux que ça. Dites plutôt que c'est votre amour de la bonne chère qui vous prend ainsi en défaut.

- Hou... Je vois que j'ai été mis à jour. Vous êtes bien cruelle avec moi. Mais faites attention, cela pourrait aussi vous arriver à vous trois si vous n'y prenez pas garde. Par pitié, ne m'imitez donc pas !

Leucée et Acamas, discutait ainsi sans se soucier de rien, quand Leucée ressentit comme un choc sur la tête.

- Ça ne va pas ? demanda Acamas, voyant Leucée soudain toute pâle sans raison apparente.

- Je... Je... Je ne sais pas. Je ressens comme des ondes négatives. Comme si une personne dotée de mauvaises intentions se trouvait à bord.

- Quoi ? dit Acamas en roulant des yeux incrédules. Mais c'est impossible. Après la journée d'hier ? Vous ne suggérez tout de même pas qu'un nouvel assassin va s'en prendre à M. Sophrone ?

- C'est hélas fort probable. Mais si c'est le cas, les personnes qui veulent du mal à notre hôte doivent commence à perdre patience. Sinon, ils n'enverraient pas un assassin qui masque aussi mal ces intentions.

Leucée se leva alors, se dirigeant vers l'intérieur de la maison, où elle avait vu aller M. Sophrone quelques minutes auparavant. Elle vit alors ce dernier paisiblement en train de discuter avec des amis tout en buvant un verre d'alcool rare. En voyant l'expression soucieuse de Leucée, il s'interrompit.

- Quelque chose ne va pas ? Demanda-t-il.

- Je crains que mon travail ne soit pas terminé. Mes pouvoirs empathiques détectent une présence hostile.

- Comment cela ? Mais c'est impossible !

Leucée sentit que la nouvelle l'avait visiblement bouleversé intérieurement, mais il n'en continuait pas moins à jouer les sceptiques en apparence.

- Calmez-vous, voyons. Je suis sur que c'est un contrecoup du stress d'hier. Il serait rocambolesque que je soit la victime de deux tentatives de meurtre en deux jours !

- Ne soyez pas ridicule, je suis un Officier. Je vous assure que je sais distinguer une menace et que je sais gérer mon stress. J'ai été formé pour cela !

Mais M. Sophrone  ne voulait rien entendre et s'obstinait à nier la nouvelle menace. Malgré ses excuses quelques heures plus tôt, il semblait de nouveau n'accorder aucune crédibilité aux déclarations des Officiers, comme s'il avait tout oublié.

- Écoutez, aussi compétents et sympathiques que vous soyez, je n'ai pas envie de me voir condamner à avoir une escorte d'Officiers en permanence. Cette ridicule affaire est finie, et je vous invite à nouveau à profiter tranquillement de ma maison comme mes autres invités.

Leucée, voyant l'obstination de celui qu'elle devait protéger, battit en retraite. Mais elle ne s'éloigna pas de beaucoup pour autant, continuant à le surveiller d'un peu plus loin. 

- Il cache quelque chose, confia-t-elle à Acamas. Il n'est pas normal qu'il soit revenu sur ses positions initiales malgré ce qui s'est passé hier. Il est mort de peur au fond de lui, je le sens. 

 - En effet c'est bien étrange. Je ne l'ai jamais vu se comporter de façon aussi contradictoire. Ce n'est pas son habitude d'agir de façon illogique.

- Nous allons être obligé de le surveiller clandestinement encore une fois. C'est complètement stupide, mais on ne peut rien y faire. 

Malgré les pouvoirs de Leucée qui indiquaient toujours clairement une présence hostile, rien ne se passa pendant le reste de la journée. Quelque soit la personne qui en voulait encore à la vie de M. Sophrone, elle ne se manifestait pas. Une fois Argy et Ciboltz rentrés, elle les informa de la situation discrètement, mais immédiatement.

- Si une nouvelle tentative peut avoir lieu d'un instant à l'autre, il va falloir être très vigilants, dit Argy. Je parie que ce mystère n'est pas lié qu'à ce monde, mais aussi fortement lié à notre raison d'être ici. 

- Il est certain que je suis fortement intrigués par le fait que vous ayez un travail aussi particulier dans ce monde, ajouta Ciboltz. Comparé à vous, mon emploi est désespérément banal. 

- Tu es quoi au fait ? demanda Leucée. 

- Je suis ingénieur en je ne sais pas quoi. Je n'ai pas encore eu l'occasion d'exercer mon métier, donc je suis hélas toujours amnésique pour ce domaine de ma vie ici. 

- J'aurais du m'en douter... 

- Comme tu dis. Mais ne sous-estime pas ainsi ce que ce genre de métier pourrait nous apporter ici. On n'a aucune idées des compétences dont nous aurons besoin pour comprendre ce que l'on fait ici.

- Mouais... Pour l'instant je ne vois pas trop.

Ils continuèrent de bavarder ensuite sans vraiment trop avancer, jusqu'à l'heure du dîner. M. Sophrone, désirant plus que jamais prouver qu'il allait parfaitement bien, avait mis les petits plats dans les grands, et ils eurent droit à un véritable banquet, avec en prime quelques prestations offertes gracieusement par les artistes présents parmi les invités. 

- Il sourit de toutes ses dents, dit Leucée discrètement, mais il est de plus en plus inquiet intérieurement. 

- Mais pourquoi ne vient-il pas vous voir dans ce cas-là ? demanda Ciboltz. Je ne le comprends plus du tout. 

- Peut-être a-t-il réellement quelque chose à nous cacher ? proposa Argy. Il ne peut pas se confier à nous en tant qu'Officiers car il a peur que l'on apprenne son secret. 

- C'est à la fois possible et hautement improbable... dit Leucée. C'est un Aérien hautement respectable. Quel intérêt aurait-il eu à faire quelque chose de reprochable ? Où alors je ne comprends plus rien à comment fonctionne ce monde. 

Nos trois Terriens essayèrent de se détendre pour profiter du repas, qui était encore plus somptueux que ce qu'ils avaient pu voir jusqu'à présent. Les mets se succédait sans discontinuer, chacun plus somptueux à voir et à manger. 

- Je me demande qui a préparé ça, remarqua discrètement Ciboltz. Je jurerais que ce feuilleté a été fait à la main, et par un expert, mais quand je vois ma quantité qui est servie alors que le repas a été improvisé, je me dis que c'est impossible. Il aurait fallu une armée de cuisiniers de premier ordre pour ce seul plat. Et je ne vois pas trop où ils pourraient être. 

- C'est vrai qu'on ne voit pratiquement pas de serviteurs. Que ce soit les buffets ou le reste, tout semble simplement placé exactement au bon endroit pour que quiconque puisse se servir soi-même sans se fatiguer

- Il y a forcément une explication logique à cela, dit Leucée. Les Aériens n'aiment que les serviteurs excessivement discrets, à la limite de l'invisibilité. Il suffit de regarder cette table.

En effet, les tables autour desquelles ils étaient étaient fort larges, et tout le milieu pouvait descendre à l'étage inférieure. De sorte qu'ils ne pouvaient pas voir de serviteurs, même au milieu de ce repas impressionnant.

- Tout de même, fit Ciboltz. En un mois, j'ai eu le temps de faire le tour de la maison, et je ne vois pas où une telle armée pourrait loger. Et j'ai beaucoup de mal à imaginer qu'ils s'entassent dans un espace réduit.

- C'est vrai que ça ne collerait pas vraiment avec l'amour de l'élégance et du raffinement de ce monde, d'avoir une légion d'esclaves séquestrés. Mais si ça se trouve, c'est ça. On a vu plus étrange dans l'histoire.

- Ou alors, la magie a un rôle dans ce mystère. 

- C'est possible aussi, mais ça mériterait qu'on cherche un peu, maintenant qu'on est trois. Et sans adopter tout de suite la solution de facilité.

Argy et Leucée approuvèrent, puis chacun se replongea dans un plat, avec toujours un émerveillement nouveau, tant la cuisine des Aériens était exceptionnelle.

Cependant, le dîner arrivait à sa fin, et une chanteuse à la voix envoûtante captivait la plupart des convives, qui avaient même cesser de manger. Aussi rares furent ceux à repérer l'étrange ombre qui se déplaçait vers M. Sophrone. Et personne, y compris nos trois Terriens égarés, ne comprirent de quoi il s'agissait avant que l'attaque n'ait commencé. La créature faite d'air corrompu, à peine visible malgré le bon éclairage de la scène du drame, entoura le cou de M. Sophrone en un éclair, et commença à serrer comme un boa constricteur. L'homme d'affaire, déjà bien affaibli par les évènements de la veille, n'étaient certes pas prêt à une telle attaque. Il changea de couleur, suffoquant presque immédiatement. La panique s'emparait en même temps de la foule des invités, les uns fuyant, les autres paralysés sur place, et bien peu faisant quelque chose d'utile.

- C'est un golem d'air ! cria quelqu'un, sans pour autant faire quoique ce soit pour défendre son hôte.

- Il faut trouver qui le contrôle ! dit immédiatement Argy à  Leucée. Occupe-toi en, pendant que moi et Ciboltz essayons de dégager M. Sophrone de son emprise.

- OK ! 

Et tandis que Leucée essayait d'utiliser à fond ses pouvoirs psi, Argy dégainait son épée, puis la chargeait en énergie magique, pour découper le golem d'air en rondelles, les plus fines possibles, de préférence. Le tout sous les yeux ébahis de Ciboltz qui était loin de penser que la magie existait à un tel niveau dans ce monde. Argy lui-même était plutôt surpris de ce qu'il faisait, même s'il fut vivement déçu en voyant que le golem se reconstituait tout seul et que M. Sophrone était toujours en train de suffoquer. Le magicien qui le contrôlait devait être particulièrement doué pour qu'une épée d'Officier soit aussi impuissante. 

- Rien n'y fait ! Il faut trouver celui qui le contrôle, vite ! 

Chargeant alors encore un peu plus son épée en magie, Argy la planta dans le corps sans consistance du golem, puis la maintint dans cette position tout en murmurant un sortilège venu de nul part. 

- Yorik telester noj tren yui sartanhee...

L'énergie commença à s'accumuler lentement dans le corps du golem, qui devint progressivement un peu moins transparent. De couleur légèrement bleutée, il commençait à être nettement visible, prenant l'apparence de fumée de cigarette. Mais le procédé était encore trop lent. Argy dut redoubler d'effort, mais ses actions commençaient à porter leurs fruits. Au bout d'un moment, le golem ne put plus maîtriser une telle quantité navigant au sein de lui-même. Un cri de douleur se fit alors entendre, et un invité qui observait la scène depuis un emplacement un peu en retrait, se tordit soudain de douleur, comme s'il avait reçu un choc électrique. 

- C'est lui ! hurla Ciboltz. 

Leucée, épée la première, se précipita vers lui, bien déterminée à le mettre hors d'état de nuire. 

- Tu es fichu ! Détruit ton golem ! 

- Jamais de la vie, fit le magicien en pointant sur elle des yeux de dément, surexcité par les évènements. 

Il ferma les yeux pour se concentrer, dans une ultime tentative de mener à bien sa mission. Mais sa liaison magique avec son golem avait été mis à mal par la magie d'Argy et il ne le contrôlait plus qu'avec difficulté. Mais avec assez de maîtrise pour empêcher Argy de libérer M. Sophrone. 

- Tu ne me laisse pas le choix, alors, fit froidement Leucée. 

Et après un bref instant où elle chercha où se concentrait le pouvoir de son adversaire, elle lui trancha la main sans hésiter. Cette dernière tomba à terre et un des anneaux se mit à fumer en crépitant et en émettant des bruits désagréables. Le golem d'air, de son coté, enfin privé de l'énergie et du contrôle du magicien, se mit lentement à se dissiper, perdant toute consistance. Argy n'eut qu'a envoyer quelques décharges de magies pour accélérer le processus et libérer totalement M. Sophrone. Ce dernier, qui était devenu presque bleu, glissa lentement à terre tandis que Argy se poussait vivement pour laisser place au Dr Tierin. 

Cette seconde tentative d'assassinat eut un impact bien plus fort que le premier sur le moral des personnes présentes à bord de la maison volante. Les meurtres, bien que fort rares, étaient des choses qui arrivaient dans le monde des Aériens. Ils avaient donc plus considéré la chose comme une expérience hors du commun, qu'ils ne vivraient qu'une seule fois dans leur vie, qu'autre chose. Mais avec une seconde tentative aussi spectaculaire, ils en venaient soudain à croire aux révélations de la veille sur un possible complot, avec autant de force qu'ils en avaient mis la veille pour les trouver absurdes.

Bien évidemment, cela provoquait un début de panique pour ces gens n'ayant jamais été en danger de leur vie. Argy et Leucée allaient devoir gérer cela et ils n'étaient guère enchantés à cette perspective. Mais le plus urgent était nul doute de s'occuper du prisonnier. Ce dernier avait été enfermé dans un petit réduit sans fenêtre, la seule pièce de la maison pouvant servir de cellule. Le dîner n'était pas terminé, et le soir tombait, quand Argy et Leucée allèrent le voir avec la ferme intention d'obtenir un maximum de révélations.

- Il est censé se nommer Sinays Cadouyn, leur confia juste avant M. Gammare. Mais avec ce qui s'est passé, j'en suis venu à en douter. J'ai découvert alors que son anneau d'identité n'est enregistré dans aucun duché. C'est un faux.

- Je vois, dit Leucée. Ce n'est pas si surprenant qu'un tel homme puisse vivre sous une fausse identité. Mais je pense que nous avons un avantage ici : sa tentative de meurtre n'était pas prévue. C'est uniquement parce que la tentative d'hier a été contrée qu'il est passé à l'action. Sa mission initiale devait sûrement se limiter à la surveillance.

- C'est une théorie raisonnable. 

- Cela collerait aussi parfaitement avec la façon brouillonne dont a été exécutée cette seconde tentative. En public, avec deux Officiers présents, c'était du suicide.  

Puis Argy et Leucée entrèrent dans la cellule, et s'assirent devant la table qui y avait été installé. Le prisonnier, solidement attaché, et un pansement autour de son moignon, était assis en face. C'était un homme au visage en lame de couteau, les cheveux coupés très court. Maintenant qu'il avait fini de se faire passé pour un invité, il arborait une expression sinistre et peu engageante.  

- Bien. Nous allons vous poser quelques questions pour comprendre vos motivations dans cette regrettable affaire. En commençant pas votre vraie identité. 

- Je ne dirais rien, fit Cadouyn, avant même que quiconque ait posé une question.

- Je crois que vous ne réalisez pas votre situation. Vous avez effectué une tentative de meurtre devant des dizaines de témoins, dont deux Officiers. Vous avez tout intérêt à parler. 

- Je ne suis pas dupe de vos manœuvres, répondit-il froidement. Jamais les autorités ne seront indulgentes avec moi.

- Et pourtant, croyez-moi, vous avez réellement tout intérêt à parler. Pénalement, vous êtes effectivement déjà fichu. En conséquence, toutes révélation que vous pourrez nous faire pourra permettre de réduire votre peine.

- N'essayez pas de me convaincre. En revanche, vous devriez demander à votre grand ami M. Sophrone. Il connaît bien plus de choses qu'il ne veux bien laisser l'entendre. 

- N'essayez pas de noyer le poisson de la sorte, dit Leucée, sèchement. C'est ridicule. M. Sophrone est un homme d'affaire des plus honorables 

- Vraiment ? Dans ce cas-là, pourquoi a-t-il tant fuit votre protection ? N'avait-il pas peur que ces propres secrets soit révélés. 

- M. Sophrone, comme la quasi-totalité des personnes présentes dans cette maison, a beaucoup de mal à croire en un complot au sein de notre culture Aérienne. Suggéreriez-vous que tous les incrédules ont des secrets à cacher ? Ne soyez pas insolents et répondez à nos questions ! 

Mais le prisonnier n'en faisait qu'à sa tête et continua dans ses tentative de semer la confusion. 

- Même aujourd'hui ? Ne vous ait-il pas apparu comme un homme à moitié fou, pour refuser ainsi votre aide, bien que sa panique soit bien visible. 

Argy se mordit les lèvres. Ce que disait le prisonnier ne manquait hélas pas de logique. Une telle hypothèse permettrait d'expliquer pas mal de choses, et ils y avaient déjà pensé. Mais la facilité déconcertante avec laquelle Cadouyn détournait son interrogatoire l'agaçait fortement. Il essaya de revenir au sujet le plus préoccupant. 

- Pour la dernière fois, qui vous envoie ? Pourquoi M. Sophrone est-il ciblé ? 

- Je vous l'ai déjà dit, dit le prisonnier avec un sourire horripilant. Demandez à M. Sophrone. Il se fera un plaisir de tout vous expliquer. 

Argy et Leucée essayèrent encore quelque temps de mener à bien leur interrogatoire, mais c'était peine perdue. Il fallait bien dire à leur décharge que les rares criminels du monde des Aériens avait tendance à être bavards durant les interrogatoire, soulageant leur conscience de coupable dans un monde ou la loi respecté avec beaucoup de zèle. Un tel prisonnier, qui ne faisait aucun aveu, et essayait même de manipuler les Officiers qui l'interrogeait, c'était du jamais vu dans ce monde. Il sortirent donc de la cellule quelque peu frustrés de cet échec surprise.

- Nous allons arriver dans quelques heures à la ville de Hurtebize, fit Leucée en aparté à Argy. Je pense que nous ferions mieux de le laisser entre les mains de spécialistes.

- Hélas, je crois aussi. J'ai bien peur que nous ne puissions rien tirer de lui. Seuls les meilleurs spécialistes du service pourront s'en charger. 

Après cet interrogatoire peu fructueux, Argy et Leucée retrouvèrent Ciboltz pour discuter de ce qui s'était passé, sans toutefois le faire au su et au vu des autres invités. Nul besoin qu'ils se demandent pourquoi un des invités était aussi proche des deux Officiers.

- J'avoue que je suis quelque peu troublé par ce qu'a dit le prisonnier, dit Ciboltz après avoir entendu le compte-rendu de Leucée et Argy. Je me demande s'il ne dit pas la vérité. 

- Tu pense que M. Sophrone cache vraiment quelque chose ? demanda Leucée. Ça nous mettrait dans un belle merde. On ne peut pas se permettre de lancer des accusations contre lui sans preuves solides. 

- On a son comportement étrange et le témoignage d'un criminel, ajouta Argy. C'est loin d'être assez. 

- Il faudrait le pousser à avouer, dit Leucée. Mais le problème est qu'on a pas la moindre idée de ce qu'il veut cacher.

- Il y a une possibilité... fit Ciboltz. Si ce qu'a dit le prisonnier a une base tangible, je pense que c'est plus quelque chose de très embarrassant qu'un acte réellement grave au point de vue de la loi. Il faudrait donc le convaincre qu'il a tout intérêt à vous parler.

- Ça serait beaucoup plus pratique comme ça, c'est clair. Ça arrangerait beaucoup de choses.

Argy et Leucée allèrent donc voir si M. Sophrone était en état de les recevoir pour qu'ils puissent lui poser quelques questions. Le docteur Tierin semblait assez mécontent de les voir arriver, mais resta franc et les informa que son patient, bien que faible, était réveillé et pouvait parler.

- Si jamais vous le fatiguez trop, je promets de faire un rapport à vos supérieurs. 

- Ce n'est que votre devoir. Mais ne vous inquiétez pas, nous serons prudents. 

Argy et Leucée rentrèrent donc dans la chambre de M. Sophrone, qui les accueillit avec un regard résigné. 

- Entrez, entrez, asseyez-vous. Que désirez-vous savoir ? 

- Tout d'abord, nous devons vous informer que nous sommes passablement perplexes devant ces deux tentatives d'assassinat que vous venez de subir. 

- Ma foi, je vous comprends bien, je suis moi même tout aussi perplexe. 

- Outre leur quasi-simultanéité, tout un ensemble d'autres éléments troublants nous fait nous poser d'embarrassantes questions. Tous ces faits étranges tournent autour de vous. 

- Je vois... fit M. Sophrone, soudain encore plus pâle. 

- Nous ne pouvons en aucun cas vous accuser de quoique ce soit, mais... 

- Mais ? 

- Si vous avez quoique ce soit à vous reprocher, que ce soit une peccadille ou quelque chose de plus grave, je pense que le moment est venu d'être totalement franc avec nous. 

- Je crois que je ne vous suis plus. 

- Par pitié, M. Sophrone, nous savons que vous nous cachez quelque chose. 

- Nous essayons de vous donner une dernière chance de soulager votre conscience de manière discrète, sans scandale. Songez que la situation va bientôt nous échapper, aussi bien à nous deux qu'à vous. Songez dans quel embarras vous risquez d'être si vos secrets, légitimes ou non, deviennent de notoriété publique.  

- Vous être en train de m'assassiner avec politesse... Mais je comprends votre démarche et je vous en remercie. Il est vrai que je suis dos au mur et que je ne sais plus que faire. 

- Dites-nous la vérité. C'est votre meilleur choix possible. 

- Oui... 

Il soupira longuement, puis dit : 

- Je vais tout vous dire. 

M. Sophrone but un verre d'eau, réajusta ses coussins sous son dos, et son regard se perdit soudain dans le vide tandis qu'il commençait à parler.

- Ils m'ont contacté il y a maintenant un an et de demi. Au début il se sont présenté comme un groupe réfléchissant sur les améliorations à apporter à notre société. Comme vous le savez mieux que quiconque, notre gouvernement surveille de très près tous les groupes de contestataires, sans exception. Tout le monde sait qu'il n'empêche personne d'exprimer ses opinion, mais nombreuses sont les personnes à trouver une telle surveillance plus que gênante.

- C'est la rançon à payer pour que certains fous dangereux ne prennent trop de pouvoir. 

- Je le sais bien mais au fond de moi, je reste persuadé que ce système est néfaste. Qu'il est en train de lentement se scléroser. 

- C'est une opinion comme une autre. Vous n'avez nul besoin de la cacher. 

- Dans l'absolu, non, mais si mes partenaires commerciaux l'apprenaient, mes affaires seraient fortement affectées.  C'est pour cela que j'ai toujours garder mes opinions au fond de moi-même, sans les exprimer.

- Jusqu'à ce que vous rencontriez ces comploteurs. 

- Hélas oui. Au début, j'étais d'accord avec ce qu'ils disaient. Dans l'ensemble, leurs idées concordaient avec les miennes et nous avons eu quelques débats forts constructifs. Mais... 

Il s'interrompit pour boire une nouvelle gorgée d'eau. Puis il reprit. 

- Mais, de façon très progressive, sans que je m'en rende compte, ils ont exprimé des idées de plus en plus virulentes. Ils désiraient des changements drastiques dans le mode de fonctionnement de notre société. Et surtout, les méthodes qu'ils désiraient employer était de plus en plus effroyables. 

- Qu'avez-vous fait alors ? 

- Au début, j'ai ignorer tout cela, je me suis menti à moi-même. Mais peu à peu, cela devenait de plus en plus difficile. J'ai fini par accepter que je m'étais totalement fourvoyé en allant avec eux. Je me suis alors senti complètement perdu. Je ne savais plus que faire. Je suis quelqu'un de normal, un pacifiste, qui aime notre société Aérienne, malgré ses défauts. J'étais terrorisé à l'idée de suivre des gens aussi dangereux. Mais je ne pouvais me résoudre à venir tout avouer à des Officiers. 

- Vous les avez donc quittés du jour au lendemain. 

- Oui, et ils m'ont menacé. Mais ils ont commis une erreur, je pense. Vouloir me tuer au lieu de vouloir me discréditer. 

- En effet. S'ils n'avaient pas engagés le premier tueur pour vous éliminer, aucune rumeur ne serait parvenus à vos oreilles. S'ils avaient choisi l'autre option, nous n'aurions sûrement rien fait. 

- Ils avaient peur que je parle une fois discrédité je pense.

- Ils se sont bien trompés... 

- J'ai été un parfait imbécile, bouffi d'orgueil. Ils se fichaient bien de mes idées, tout ce qu'ils désiraient, s'était pouvoir manipuler, puis faire chanter, quelqu'un de haut placé dans les sphères financières.

Un long silence suivit cette déclaration, chacun pesant l'importance de ses révélations et les conséquences qui allait arriver. Puis Leucée prit la parole : 

- Ce n'est pas à nous de juger votre part de responsabilité dans tout cela ni comment vous devrez répondre de vos erreurs. Mais bien que vous ayez été à deux doigts de vous rendre coupable de complot contre le gouvernement, vous avez su vous arrêter à temps. En outre, il sera pris en compte le fait que vous avez avoué toute la vérité. Vous avez notre parole qu'il n' y aura aucun scandale publique. 

- Merci... réussit à articuler M. Sophrone. 

Voyant qu'il n'y avait plus rien à dire, Argy et Leucée laissèrent M. Sophrone seul, espérant qu'il allait réfléchir sur ses erreurs et ce qu'elles avaient failli lui coûter 

Ciboltz les attendait et ils l'informèrent rapidement de l'évolution de la situation. À leur grande surprise, ce-dernier les écouta seulement d'une oreille distraite. Ce dernier s'en aperçut et s'excusa aussitôt. 

- Désolé de me comporter ainsi, mais au fond ce n'est pas vraiment une surprise. Il devenait de plus en plus évident qu'il nous cachait quelque chose de ce genre. Mais, suivez-moi, il faut que vous voyez pourquoi j'ai la tête ailleurs.

Malgré tout ce qui venait de se passer, il était encore assez tôt. Le soleil était donc à peine en train de se coucher lorsqu'ils sortirent sur le balcon. Tranquillement accoudés à la rambarde, ils purent observer un spectacle splendide se dérouler sous leurs yeux. La maison évoluaient lentement dans une grande vallée fluviale bordée de montagnes au relief tourmentée. Le soleil était en train de se coucher dans l'axe de celle-ci, envoyant ses reflets sur les deux versants. La forêt et le maquis y alternaient avec de grande zones de roches nues qui irradiaient littéralement de la lumière sous le soleil couchant, avec des tons ocres de toute beauté. La rivière tout au fond de la vallée renvoyait des reflets cristallins par endroit et étaient quasiment invisible à d'autres.

- C'est sublime... 

- Et encore, je pense que nous n'avons pas encore tout vu, dit Ciboltz.

Le disque solaire finit par disparaître derrière l'horizon, et cessa de les éblouir. Ils virent alors ce que le soleil leur avait caché jusque là.

- Putain de merde... lâcha Argy.

Dans l'axe de la vallée se trouvaient un engin volant identique à la maison sur laquelle ils étaient. Où plutôt non, pas identique. Vu la distance à laquelle ils étaient encore, il y avait une différence importante. De taille.

- Je pense que c'est un ville d'Aériens, dit Ciboltz.

- Elle est immense, ajouta Leucée. Comment peut-elle flotter dans les airs ?

- Aucune idée, mais je ne pense pas que quiconque ici voit ceci comme un problème.

La maison se déplaça tout aussi lentement qu'auparavant vers la cité, et la contourna pour arriver de l'autre côté. Ils eurent donc tout le loisir de la détailler. Elle semblait construite sur une sorte de rocher, encore que diverses ouvertures par endroit donnaient l'impression que ce n'était qu'un décor. La ville elle même était construite sur plusieurs niveaux concentriques, avec des bâtiments de plus en plus grand et hauts au fur et à mesure qu'on s'approchait du centre de la cité. Mais à part cet élément d'ensemble, l'urbanisme semblait totalement anarchique. Aucun bâtiment ne semblait aligner par rapport à un autre. Les rues étaient tantôt étroites, tantôt larges, tantôt droites, tantôt zigzaguant comme un homme ivre. Des passerelles passaient d'un bâtiment à un autre, des passages passaient sous les immeubles pour permettre d'aller d'une rue à l'autre.

Et pourtant, malgré ce fouillis, la ville était sublime, et en parfait état. Aucun bâtiment ne semblait en mauvais état, des bacs de fleurs et de la végétation était présente partout, soigneusement  entretenus par les habitants. Toute la ville respirait la prospérité et la joie de vivre.

- On se croirait au paradis...

- J'ai du mal à croire mes yeux.

Cependant, au fur et à mesure que la maison contournait la ville flottante, un autre spectacle s'offrait progressivement à leurs yeux. Une immense montagne, qui avait jusque là était caché par la cité, se trouvait juste à ses cotés. Ou plutôt, un volcan, car un cratère était bien visible à son sommet, et une lueur rougeâtre semblait indiquer qu'il n'était pas endormi. Mais malgré cela, la montagne de feu n'était pas déserte.

Une seconde ville, tout aussi grande que celle des Aériens s'y trouvait. Des maisons et des bâtiments de toute taille et de toute allure s'étalaient pèle-mêle sur sa pente, ou tout du moins la moitié supérieure. En effet, s'il semblait y avoir des bâtiments jusqu'à la ligne de crête du cratère, la cité ne descendait pas plus bas qu'une limite située environ à mi-chemin de la vallée. D'épaisse murailles de pierre formaient un rempart imposant qui semblait faire tout le tour du volcan.  

Les deux villes, bien que toutes les deux spectaculaires pour des nouveaux-venus comme Argy, Leucée et Ciboltz, semblait s'opposer assez violemment au niveau de la conception de l'urbanisme. La ville aérienne n'était que légèreté, audace, couleurs lumineuses, exubérance joyeuse. La ville du volcan ressemblait au contraire à quelque imprenable forteresse. La couleur dominante était celle d'un brun clair, se fondant dans le reste de la masse montagneuse. Les habitations semblaient tassées sur elle-même, se recroquevillant contre un éventuel agresseur. Seules les nombreuses lumières semblaient indiquer que la ville était vivante et prospère.

Le contraste était saisissant entre les deux villes et les trois terriens le remarquèrent aussitôt. Elle n'étaient pas issus de la même culture. Elles avaient en fait étés bâtis par deux civilisations différentes. 

- Je pense que voilà une ville des Gens des Volcans , dit simplement Ciboltz en la contemplant.

La maison s'arrima solidement à la ville des Aériens, sur un ponton visiblement fait à cet usage. La nuit était désormais tombé, et bien peu d'invités se pressèrent pour aller dans la cité. La plupart préféraient apparemment aller se coucher. Seuls quelques fêtards indécrottables se mirent d'accord pour essayer de trouver un endroit où aller célébrer l'arrivée de la maison.

- Que fait-on ? demanda Argy. On les suit.

- Explorer une cité inconnue la nuit ? dit Leucée. Est-ce que c'est prudent ?

- Je vois pas ce qui pourrait nous arriver. On est dans un monde quasiment sans crimes. Et on est des Officiers.

- Ouais, bien, je ne sais pas toi, mais moi je vais me coucher. Après tout ce qui s'est passé aujourd'hui, je suis crevée.

Et elle prit rapidement congé de Ciboltz et Argy pour disparaître dans sa chambre

Ce fut sans aucune surprise qu'elle se réveilla à Paris, gardant des souvenirs certes un peu flous, mais bien réels de sa journée dans cet autre monde.

Et c'est reparti pour un tour...

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