Nirgaïa, La Terre des Quatre Éléments

Prologue

Au sein du Multivers, il arrive que des liens étranges se forment entre les univers. Même les Dieux (ou quelque soit le nom qu'on leur donne) ne comprennent pas forcément ces phénomènes. Même quand ce sont eux qui les provoquent, par ennui, ou après une bonne cuite. Cela peut paraître étrange, car par définition, ils sont omniscients et omnipotents. Mais si vous leur posez la question, ils seront rarement d'accord. Car de leur point de vue, leurs capacités sont très relatives. Mais du point de vue d'un habitant lambda de notre univers, elles sont absolues. Le plus troublant est sans doute que personne n'a tort. Car l'absolu et le relatif sont la même chose. Mais vues d'un angle différent...

Sur ce, place à l'histoire, avant que le lecteur de ce texte n'abandonne sa lecture pour une dose de paracétamol... 

Chapitre I
Une Maison volante

Le soleil filtrait paresseusement à travers les rideaux et Argy Coldreau se réveilla lentement. Encore à moitié endormi, il savourait ce délicieux moment de demi-sommeil où l'on se réveille complètement reposé, après avoir passé une longue nuit de sommeil. Ce qui était fort étrange, vu son emploi du temps d'étudiant. Il aurait dut se lever trop tôt à son goût, après une trop courte nuit. Une seule conclusion possible : le réveil n'avait pas sonné.

- Merde ! Je suis à la bourre !

Il se redressa brusquement et voulut descendre de son lit en quatrième vitesse, mais le sol était plus bas que prévu et il se cassa lamentablement la figure. 

- Gué ? fit-il en se relevant, perplexe et un peu vexé. 

Ouvrant alors complètement les yeux, il comprit très vite que quelque chose n'allait vraiment pas. Il n'était pas tombé du lit dans lequel il s'était endormi la veille. A vrai dire, il n'était pas non plus dans la même chambre, mais, curieusement, cette pensée ne lui arriva au cerveau qu'un peu plus tard. 

Il regarda tout autour de lui, essayant de se rappeler ce qu'il faisait là et comment il y était arrivé. Mais la chambre, somptueusement décorée, ne lui disait strictement rien. Autour de lui, les boiseries, les tentures, la marqueterie, tout était somptueux et visiblement fait à la main, avec amour, par des artisans d'exception. Du luxe à l'état pur. Il se leva lentement et se rassit sur son lit. Il l'observa de plus près, et vit qu'il était fait d'un bois précieux, d'une couleur à la fois familière et étrange, et dépourvu de tout nœud ou autre imperfection. Tout sauf du meuble en aggloméré, vendu à bas prix dans un magasin scandinave, pensa-t-il distraitement. Il chassa au plus vite cette pensée parasite pour réfléchir à ce qui lui arrivait.

- Je crois que c'est plus la peine que je m'inquiète d'arriver en retard à la fac, dit-il à mi-voix,  en se grattant la tête. Mais où est-ce que je suis, ajouta-t-il ensuite à sa table de nuit en marqueterie, dans le vague espoir qu'elle lui réponde. Et comment je suis arrivé là ?

Repérant des vêtements qui semblait à sa taille, il décida de s'habiller. Mais à son grand désespoir, ils ne ressemblaient pas du tout à ce quoique ce soit de familier. Il commença vaguement à se dire qu'il n'était plus en France, ni même dans un pays qu'il connaissait. Le mode d'emploi de certains de ces habits était loin d'être évident, mais après une bonne demi-douzaine d'essais, il réussit à les mettre. En espérant qu'il les avait mis dans le bon ordre, et dans le bon sens.

En se regardant dans la glace pour vérifier qu'il avait une allure correcte, il constata à nouveau qu'il n'avait jamais contemplé un luxe pareil, même à la télé ou dans des magasines. Ses vêtements étaient fins et doux, voire transparents à certains endroits, d'une qualité étonnante. Même la soie semblait désormais un tissu un peu rustre en comparaison. Ils étaient rehaussés de délicates broderies, très fines, avec un fil qui semblait d'or ou d'un autre métal précieux. Malgré le nombre de couche qu'il avait mises, l'ensemble restait étonnamment léger, à son grand soulagement.

Une fois préparé, il sortit de sa chambre, à la fois mort de curiosité et en même temps un peu inquiet de ce qu'il allait trouver. Il parcourut quelques mètres dans un couloir doté d'une épaisse tapisserie très agréable au toucher. Il allait en effet pied nu car il avait beau avoir fouillé partout, il n'avait pas trouvé quoi que ce soit qui ressemble à des chaussures, des chaussettes, des pantoufles, des sandales ou n'importe quel objet destiné à protéger des pieds. Il descendit ensuite un monumental et magnifique escalier de bois précieux. Les montants et la rampe étaient délicatement ciselé en des formes organiques pleines de courbes et de motifs tortueux. 

- Mince alors, on se croirait chez les elfes… pensa-t-il.

Une fois au rez-de-chaussée, il dut s'accrocher à la rambarde pour éviter de tomber par terre de surprise. La surprise était bien plus forte que tout ce qu'il avait vu depuis son réveil. Ses yeux écarquillés contemplaient ce qu'il avait devant lui, pendant que son cerveau cherchait à comprendre  les informations qu'ils lui envoyaient.

- Yiiiiiik ! Je suis plus à Paris, là, c'est sur.

De là où il était, il pouvait admirer une somptueuse vue sur la campagne environnante, qui était apparemment à vingt mètres de lui. Mais à la verticale. Se reprenant, il vit que l'escalier ne donnait pas sur le vide mais sur une grande série de baies vitrées du cristal le plus pur et le plus résistant. Elle transformait tout un mur en une immense verrière. Verrière qui se continuait même sur trois mètres de plancher, en partant du mur. Une avancée allait jusqu'à l'escalier, et Argy dut poser le pied sur le cristal pour continuer son chemin. Bien qu'il fut assez peu sensible au vertige, ses jambes tremblaient légèrement.

- J'espère que c'est solide...

Il voyait parfaitement le paysage que la maison survolait, à environ vingt mètres d'altitude. Le plancher, en revanche, était si transparent qu'il avait l'impression de poser le pied dans le vide. 

- Une maison qui vole… Pourquoi pas… 

Le spectacle était de toute beauté, en particulier si on s'installait dans un des fauteuils situés sur la verrière plancher. On avait alors l'impression de voler. Mais ce spectacle, aussi enchanteur qu'il fut, prouvait à Argy qu'il était probablement très loin de chez lui. Et il n'avait toujours aucune idée  de comment il était arrivé ici.

Les jambes un peu moins flageolantes, Argy se dirigea vers ce qu'il appela soudain, sans qu'il sache comment, le Salon du Matin. Une bonne dizaine de personnes de tous ages, sexes et apparence physiques y discutaient tranquillement dans des fauteuils ou debout. Il réalisa soudain que c'était de parfaits inconnus pour lui, il en était certain, et il se demanda s'il devait les aborder et leur poser des questions sur ce qu'il lui arrivait. Il n'eut pas le temps de cogiter plus. Lorsqu'un homme d'apparence sympathique lui adressa la parole, il se surprit à lui répondre cordialement en l'appelant « Chambellan Acamas ». Comme pour le nom de la pièce, quelques secondes plus tôt, ce nom était arrivée sur ses lèvres avant qu'il ne comprenne ce qui lui arrivait. Comme si un autre parlait à sa place. Il se retint de frissonner à cette idée un peu morbide.

- Bonjour, Argy. Avez-vous passé une bonne nuit ? 

- Excellente, Chambellan. La nouvelle maison de M. Sophrone est décidément une des plus belles et des plus confortables que l'on puisse croiser de ce coté de la Cryère. Tout le monde va se disputer son architecte, désormais.

Intérieurement, Argy trouva vaguement rassurant que l'inconnu trouve également cette maison hors du commun. Il n'était pas le seul à être subjugué par le luxe environnant. Le contraire l'aurait encore plus mis mal à l'aise. La quarantaine, de taille moyenne et les cheveux châtains, Acamas était un peu enrobé. Il émanait de lui, et de ses yeux bruns clairs, une sorte de jovialité tranquille qui mettait naturellement les gens à l'aise. Il était habillé de vêtements blanc et jaune, agrémentés de motifs étranges, verts et bruns, sur les bords et les coutures. Il étaient d'une étoffe tout aussi étonnante que ceux que Argy avait trouvé dans sa chambre.

- Oui. C'est un véritable petit château. Nos propres demeures font pâle figure à coté d'elle. Je sens que je vais avoir un choc en rentrant chez moi, dit-il en riant. 

Argy ne savait toujours pas d'où il tirait ce qu'il disait, mais les deux hommes, continuant de bavarder de tout et de rien, remontèrent par un autre escalier, et passèrent sur une grande terrasse pour prendre le petit déjeuner. La table était déjà dressée, regorgeant de mets appétissants. Certains invités, parmi les plus matinaux, mangeaient déjà, riant et discutant avec une joie de vivre contagieuse. Argy et Acamas se servirent, se régalant de gâteaux au miel, de pain de céréales et de fruits frais tout en savourant le poyzar, boisson corsée originaire des provinces du Nord, du coté de la grande cité de Corène, célèbre pour sa beauté. Bien entendu, Argy mangeait tous ses plats étranges pour la première fois, mais une fois dans son assiette, il se rappelait brusquement le nom et le goût de la chose. Ils arrivaient comme par magie dans sa tête. C'était plutôt déroutant, voire franchement agaçant. D'un coté, il avait l'impression de revenir dans son pays natal, après avoir passé la plus grande partie de sa vie à l'étranger. Comme si tout ces souvenirs étaient enfouis dans un coin de sa mémoire. De l'autre, de souffrir de dédoublement de personnalité. Il préférait  de loin la première hypothèse. Mais c'était impossible, il avait grandit en France, sur Terre. Pas dans ce monde extravagant d'exotisme et de richesses.

Les autres invités de la croisière inaugurale arrivaient petit à petit, s'installant au petit bonheur la chance sur les tables de toutes tailles, de toutes les essences de bois, et de toutes formes éparpillées sur la terrasse. De petits oiseaux effrontés montaient de la campagne environnante pour venir chaparder de la nourriture. Argy, ravi, les encourageaient en leur lançant des petits morceaux de noix de coquecigrues qu'ils attrapaient au vol. 

- Ne les attirez donc pas ainsi, ils ne vont plus vous lâcher, dit le Chambellan, toujours en riant. Pour se remplir l'estomac, ces petits animaux sont capables de toutes les audaces. 

- Je sais bien, mais je ne peux m'en empêcher. Ils ont vraiment l'air de se régaler. 

- Je vous aurais prévenu… Mais, tiens voilà votre sœur Leucée qui arrive, dit Acamas. 

Argy se retourna et, sans réfléchir, comme par réflexe, salua sa sœur d'un simple geste amical tandis que le chambellan, beaucoup plus galant, se leva pour exercer une courbette mi-sérieuse, mi-parodique. Il ne réalisa que après quelques secondes que sa tête ne lui disait strictement rien. De taille moyenne, elle était mince et élance, avec d'étonnants yeux verts. Elle avait de longs cheveux châtains clairs retenus en une queue de cheval toute simple par une sorte de broche en argent. Elle portait une robe bleu pastel dont le tissu semblait encore plus léger que celui que portaient Argy et Acamas.

Souriant vaguement, elle s'assit à leur table, bredouillant juste quelques mots. Puis elle commença à picorer des fruits, l'air mal à l'aise. Argy la regardait discrètement, se demandant de plus en plus ce qu'il faisait là, qui il était, qui sa sœur était et tout un tas d'autres choses. Les bribes de mémoire, qui lui revenaient par moment, lui permettaient de connaître le nom des gens où de ce qu'il y avait dans son assiette, mais tout le reste état dans le flou total. Il voulut en parler à Acamas, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il se retrouva à happer l'air dans le vide, probablement avec un air idiot. 

- Ça ne va pas ? demanda alors le Chambellan, fronçant les sourcils. Vous êtes tout pâle. 

- Ce n'est rien, mentit-il. Je me suis étranglé. 

Acamas éclata de rire franchement et ajouta d'un ton joyeux : 

 C'est votre sœur qui mange trop vite et c'est vous qui vous vous étranglez ! Je savais que ce genre de chose pouvait arriver entre jumeaux, mais je n'y ai jamais cru. Ha ha ha !

Son rire était amical et bon enfant, mais Leucée sembla se vexer.

- Je ne mange pas trop vite, dit Leucée, sur la défensive, tout en fusillant Acamas du regard.

- Tu ne t'es pas vu, dit Argy. On dirait que tu n'as jamais rien mangé d'aussi bon. 

Leucée regarda Argy étrangement, puis tourna de nouveau son attention vers son assiette, l'air embarrassée et furibonde, bien qu'elle essaya de le cacher. Elle ne dit plus un seul mot jusqu'à la fin du repas. Argy de son coté, mangea en discutant avec Acamas et d'autres invités de tout et de rien. Puis une fois le repas achevé, le groupe s'éparpilla à droite et à gauche. Argy, pour sa part, se dirigea alors vers le bord de la terrasse, et s'accoudant à la rambarde, contempla l'incroyable paysage qui s'offrait à lui.

S'il n'y avait pas eu le vent, léger, mais bien réel, soufflant doucement dans ses cheveux, Argy n'aurait pas cru à ce que ses yeux lui montraient. Comme il avait pu l'entrevoir un peu plus tôt, la maison survolait une campagne prospère à environ vingt mètres du sol. Et l'immense construction tenait plus de l'énorme château fait de bric et de broc par un architecte fou que de la maison préfabriquée Bouygues. Elle paraissait étrangement ancienne pour une maison neuve, dont c'était la croisière inaugurale. Elle errait paresseusement, évoluant aussi bien verticalement que horizontalement, pour éviter les villages, les collines et les grands arbres. De nombreuses créatures volantes de toutes tailles évoluaient dans le ciel, s'amusant parfois à voltiger autour de la maison. La campagne semblait paisible, faite de champs, de forêts, de rivières, de verdure exubérante, et autres lieux charmants, preuves d'une nature prospère et idyllique. Nulle trace de technologie n'était visible dans ce paysage.

- Magnifique… ne put s'empêcher de penser Argy, malgré sa situation.

Rentrant à l'intérieur, Argy partit explorer discrètement les couloirs et les salons de la maison volante. C'était réellement un incroyable entassement de corps de bâtiments disposés anarchiquement autour d'un noyau central où se trouvait les plus grandes pièces. Les façades n'étaient qu'une succession de décrochés, de corniches, de tourelles et de balcons de toute taille et de toutes formes. Trouver deux fenêtres identiques semblaient être une mission intéressante mais à la réussite très peu probable. L'intérieur était desservi par tout un ensemble de couloirs et d'escaliers biscornus organisés autour du Grand Escalier situé au centre exact de la maison. 

- Mais où est ce que je suis tombé ? songea Argy. Pourquoi est-ce que je ne me perds pas ? Comment connais-je ces gens ?

Le petit déjeuner avait bouleversé ses hypothèses. Au réveil, il pensait avoir été enlevé puis transporté dans cette étrange maison, pour des raisons qui le dépassait. Mais des souvenirs de ce monde, bien que rares, semblaient curieusement toujours survenir précisément au moment où il en avait besoin. Par exemple, pour connaître le nom d'une personne qu'il saluait. Mais pas avant. Ses souvenirs de la Terre en revanche, parfaitement clairs au saut du lit, devenaient de plus en plus embrouillés. Pas étonnant que tout ceci lui donne un mal au crâne.  

- Rhhhaaaa ! C'est rageant ! fit-il en se cognant la tête contre un mur (dans un coin discret, loin des regards des invités). 

Argy retourna alors vers sa chambre, avec la désagréable impression d'avoir de moins en moins accès à sa propre mémoire, quelle qu'elle soit. Mais à peine franchissait-il la porte que quelqu'un l'empoigna, l'étranglant à moitié et lui mettant un couteau désagréablement effilé sous la gorge. 

- Et maintenant tu vas me dire qui tu es, et ce que je fais ici. 

- Leucée ? Ça va pas la tête ? 

- Oh que si, ça va très bien. Et tu n'es pas mon frère. Dis-moi où on est ici ! 

- Je n'en ai hélas pas la moindre idée, réussit à articuler Argy. 

Puis, tentant le tout pour le tout, il réussit à dire :

- Tu débarques dans ce monde, comme moi ? Tu viens de la Terre ?

Leucée, toujours méfiante, regarda son « frère » dans les yeux pendant ce qui lui parut de longues secondes, puis apparemment convaincue qu'il disait la vérité, laissa tomber son couteau et s'assit sur le canapé, fortement démoralisée, au bord de la crise de nerf, elle aussi. 

- De toute façon, je me demande bien ce que j'aurais fait avec ce couteau. Je me sert de ce genre de choses pour des choses normales : manger ou cuisiner, pas pour attaquer les gens. Et là, voilà que je m'en sers comme si j'étais une tueuse des services secrets avant même que je ne m'en rende compte.

- Si ça peut te rassurer, ce genre de com portement bizarre est aussi en train de m'arriver.

- Je ne sai s pas trop si je trouve ça rassurant ou inquiétant.

- On est deux alors, dit Argy. Je nage aussi dans le brouillard le plus complet. J'aimerais bien avoir un début d'explication sur notre présence ici.

- Et aussi essayer de savoir où on est. Et pourquoi on se retrouve frère et soeurs ici alors qu'on ne se connaît pas... 

- En tout cas, ça ressemble pas à la France. Ça ne ressemble même pas à la Terre, pour tout dire. 

- Les extra-terrestres nous aurait enlevés, alors ? fit Leucée en ouvrant des yeux ronds. Comme dans les films où ils font des expériences sur les humains. Quelle horreur ! 

Voyant la tête dégoûtée de Leucée, Argy répondit le plus sérieusement du monde : 

- C'est possible, mais je ne pense pas que ce soit ça. Déjà, on ne voit que des humains autour de nous. Il faut bien reconnaître que l'endroit ressemble bien plus à un croisière de riches qu'à la salle de torture d'ET sadiques. Et puis il y a ces trucs bizarres avec notre mémoire. Apparemment, il nous arrive à tous deux la même chose. Tu te souviens de noms et de pleins d'autres infos quand tu en as besoin, mais jamais avant.

- Oui, c'est exactement ça ! C'est trop bizarre, j'ai l'impression de devenir folle à la longue… 

- Rassure-toi, c'est exactement pareil pour moi, donc on n'est pas fou. 

- C'est fou comme tu es convaincant, dit Leucée, légèrement sarcastique.

- A vrai dire, je suis tout sauf convaincu, mais il faut bien partir sur des bases si on veut avancer. 

- Bon, alors qui nous a amenés ici ? 

- Mystère. Mais je ne pense pas que ce soit M. Sophrone ou un de ces invités. Pour eux, nous sommes vraiment Argy et Leucée, frères et sœurs. Ou alors ce sont vraiment de très bons acteurs. 

- Et on est où ? Sur une autre planète ? Un monde parallèle ? Dans le futur ? Le passé ? 

- J'ai bien peur que toutes ces hypothèses ne soient possibles... Mais en fait, pour le moment on ne peut avoir qu'une seule conviction : ce n'est pas un accident si on est ici. La façon dont déraille notre mémoire est bien trop spéciale et sélective pour être naturelle ou due à un accident.  

- Donc il y aurait bel et bien quelqu'un derrière tout ça ? J'avoue que cette idée me donne encore plus la frousse que si nous étions arrivé ici par pur hasard. Et dans quel but nous auraient-on envoyé ici ? 

- Je ne sais pas. Mais pour l'instant, on pas le choix, alors jouons le jeu !

Les deux Terriens égarés décidèrent donc de fouiller dans leurs affaires respectives, espérant y trouver quelques indices sur leur mystérieuse téléportation. Ils disposaient de deux chambres voisines avec une porte communicante. Leurs (nombreux) vêtements ne leur apprirent pas grand chose. Mais ils eurent une surprise en fouillant dans leurs sacs : il y avait des doubles fonds. Ceux-ci contenaient des papiers officiels apparemment hautement confidentiels. Logique, on ne s'attend pas à trouver une liste de course dans un double fond. 

- Mmmm… Ça se complique, dit Argy. 

- Drôle d'alphabet. 

- C'est vrai. Il m'est étranger au premier abord, et pourtant je lis ça comme si je l'avais appris tout petit. Et bien en fait d'après ces papiers, on n'est pas frère et sœur, mais des agents infiltrés au service de la police.

- C'est le bouquet ! Et pourquoi cette mascarade ? 

- Une menace de mort pèse sur M. Sophrone, qui est un important homme d'affaire. Nous sommes ici pour le protéger et démasquer l'assassin. 

- Super… On est des agents secrets amnésiques. Je sens qu'on ne va pas s'ennuyer. 

- Comme tu dis, Leucée. Une chose intéressante quand même : quand j'ai voulu parler de ma pseudo-amnésie à Acamas, ma bouche n'a plus voulu m'obéir. 

- Comment ça ? 

- Les mots ne voulaient pas sortir de ma bouche. J'avais beau essayé, je ne disais rien. Comme si ce qui nous avait amené ici voulait pas qu'on grille notre couverture… 

- Ah OK… C'était quand tu faisais le poisson rouge. D'un autre coté c'est sûrement mieux. J'ai pas envie de finir à l'asile. 

- Moi non plus. Je pense qu'on est coincé. Le mieux et de faire comme si de rien n'était et de glaner un maximum d'information.  

- Pas être évident de faire notre boulot ainsi. 

- Je ne te le fais pas dire. Mais bon, dans les histoires de science-fiction, les héros ont presque toujours des ennuis quand ils parlent de leur origine. Les gens des mondes parallèles peuvent être très bouchés. Je ne veux pas finir à l'asile ! 

- Je suis d'accord, Argy, mais on n'est pas quand même pas sortis de l'auberge si on se baser sur la science-fiction pour savoir comment agir. Si j'avais su que je serais dans cette situation un jour, j'en aurais lu un peu plus. Et pourtant j'en ai lu sûrement déjà lu un peu trop...

- Un point commun entre nous ? 

- Tu sous-entend qu'on aurait été enlevé parce qu'on est tous deux amateurs de science-fiction ? C'est quand même un peu tiré par les cheveux, voire carrément ridicule. 

- Au point où on en est… 

Argy et Leucée redescendirent parmi les invités. Ils ne savaient pas trop comment s'y prendre, mais au moins ils savaient ce qu'ils avaient à faire. Maigre réconfort. 

- C'est excitant, avait expliqué Argy, plein d'enthousiasme. Un mystère s'offre à nous. Après des mois et des mois d'enquête minutieuse nous trouverons le coupable et nous sauverons M. Sophrone ! C'est génial ! 

- Si tu le dis… répondit Leucée, un peu inquiète de la santé mentale de son coéquipier. 

A ce moment précis un grand brouhaha se fit entendre et ils se dirigèrent vers sa source. Passant de pièce en pièce, ils arrivèrent à un petit patio où un attroupement leur cachait l'origine de tout cet émoi. Jouant des coudes, ils arrivèrent à le franchir, mais ce qu'ils virent les décontenança grandement : C'était M. Sophrone étalé raide mort sur le sol, un poignard fiché dans le cœur, transperçant ses nombreuses couches de vêtements de toutes les nuances de brun, dans les jaunes et les rouges. Argy et Leucée ne l'avaient jamais vu, mais surent instinctivement que c'était lui. Un peu trop enrobé, il ne lui restait plus beaucoup de cheveux, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir une expression charismatique sur son visage, avec des yeux d'un noir absolu. Qu'il avait quelque peu perdu à ce moment précis.

- Mon enquête ! 

- M. Sophrone ! 

A l'étonnement général (et de l'intéressée en premier), Leucée se mit à genoux devant le cadavre et commença à entonner un long chant mélodieux et empli de paroles sacrées vieilles comme le monde. Ou tout du moins ça y ressemblait... Argy ouvrait des yeux ronds comme des soucoupes en voyant la résurrection s'effectuer, mais les autres n'avaient pas l'air surpris. Plutôt profondément soulagés de voir que quelqu'un de compétent était là. Avec un spasme qui fit cracher un peu de sang au blessé, le poignard bondit hors des son corps pour aller assommer un des invités au physique quelconque en le frappant avec le manche en plein milieu du front.

- Il est hors de danger, dit Leucée. Mais il doit se reposer. 

Pendant que l'on emmenait M. Sophrone dans sa chambre, Argy se tourna vers l'invité qui avait prit le manche du poignard dans le front et lui dit d'une seule traite, sans sourciller :

- Au nom de l'Imperator, je vous arrête pour tentative de meurtre avec préméditation. 

- Mais… Mais… Pourquoi ? C'est ridicule ! Je n'ai rien avoir avec ça, voyons, dit l'invité, qui s'était péniblement relevé et se frottait le front.

- Ne soyez pas ridicule, répliqua Argy. Cette incantation ne ment jamais. Le poignard est revenu à l'expéditeur ! 

L'invité réalisa alors que sa petite comédie de la dernière chance était inutile et il prit la fuite en courant comme un dératé. Bousculant sans ménagement les personnes situées sur son passage, il se rua à l'extérieur de la maison, sur la grande terrasse. 

- L'imbécile ! Où pense-t-il aller ? 

Mais Argy n'en partit pas moins à la poursuite du fuyard. Ce dernier était déjà en train d'enjamber la rambarde, massacrant au passage les bacs de fleurs, qui ne lui avaient pourtant rein faits. Il sauta avant que Argy ne puisse le rattraper. Ce dernier le suivit sans hésitation et sauta dans le vide.

Ce n'est qu'une fois qu'il eut sauté que Argy comprit pourquoi il n'avait pas hésité. A cet endroit précis, il y avait un étroit escalier en coursive, placé juste en dessous de la terrasse. Le saut à faire n'était que de deux mètres. Le tueur courrait à toute allure et l'écart ne se réduisait pas tellement entre les deux poursuivants. Il arrivèrent sur les toits, où ils zigzaguèrent entre les cheminées et les chiens assis. Le vent, qui soufflait doucement sur la terrasse, était beaucoup plus fort ici et Argy regrettaient vraiment de ne pas avoir de chaussures à ses pieds. Se cramponnant aux aspérités des tuiles avec ses orteils crispés, il hurla :

- Où tu pense aller comme ça ? Tu ne peux pas quitter cette maison.  

Argy se demandait effectivement ce que le fuyard avait en tête. L'idée d'un complice doté d'un mini croiseur lui vont à l'esprit, mais aucun objet n'était visible dans le ciel aux alentours. Il était limpide et désert à perte de vue. Tout à coup, le tueur glissa et bascula dans le vide. Il se rattrapa au dernier moment à la gouttière. Argy le rejoignit et voulut le hisser sur le toit.

- Tu ne m'auras jamais. 

Et il lâcha la gouttière, sautant souplement sur un balcon en contrebas. Avec une habileté de chat, il se déplaça de fenêtre en corniche, de descente de gouttière en gargouille. Il ne semblait même pas avoir besoin de regarder où il allait. Argy de son coté, bien que loin d'être mauvais en escalade, progressait assez lentement, et manqua une ou deux fois de se rompre le cou. 

- Rhaaa ! Mais c'est pas vrai ! rouspéta-t-il tout haut. Et en plus, je ne sais même pas pourquoi je me casse la tête à poursuivre ce cinglé qui ne peut s'échapper nulle part. 

Ils étaient arrivés de l'autre coté de la maison, et la foule des invités s'était déplacée pour rejoindre les terrasses bien situées, regardant la poursuite sans en perdre la moindre miette. Il faut dire que ce genre d'animation était peu courant dans le monde des Aériens, et encore moins pour ces individus aisés. Le fuyard finir par arriver dans le coin d'une des terrasses tribord. Il s'arrêta, se tourna pour regarder Argy droit dans les yeux et, tout en le saluant d'un petit geste, lui dit : 

- Au revoir ! 

Et il sauta dans le vide. 

Argy, ainsi que la foule, se précipita vers la rambarde, essayant de regarder où il était tombé. Un grand bruit d'eau leur parvint aux oreilles. Les mieux placés, en se penchant dangereusement, purent voir qu'il avait sauté dans un lac. En effet, la maison naviguait à ce moment précis dans une grande plaine sans arbres, et ne volait guère qu'à dix mètres au-dessus du sol.

- Là ! cria quelqu'un. Il est en vie ! Il nage. 

Argy songea pendant quelques secondes à sauter, le lac semblait assez profond pour que ce soit faisable. Mais, sans prévenir, un frisson le parcourut soudain tout le corps et il fut paralysé à la simple idée de quitter la maison volante. Quand il se reprit, le criminel était déjà loin. Il abandonna donc sa poursuite et rejoignit les invités. Acamas était là et l'accueillit.

- Mon jeune ami, quelle belle démonstration sportive vous nous avez offerts. Dommage que le match était biaisé et que ce jeune assassin ait été un dément. 

- Assurément… fit Argy, pâle comme un linge. Rejoindre la Surface… Même un homme désespéré ne recourt pas à de telles solutions. 

Mais au fond de lui, il savait que la vérité était toute autre 

* * * 

La course poursuite et son étonnant dénouement avait provoqué un émoi assez important parmi les invités. Il fallut de longs moments pour calmer tout ce petit monde et faire taire les débuts de rumeurs. Une fois le déjeuner fini et l'heure de la sieste arrivée, un petit groupe d'invité se réunit dans un des salons de la Maison pour parler de tout cela à tête (un peu) refroidie. M. Sophrone, bien que tiré d'affaire, était épuisé physiquement et sa guérison complète nécessitait beaucoup de repos. Il dormait donc profondément dans sa chambre. La menace était à priori écartée, mais sa porte était quand même gardée par deux invités de confiance, juste au cas où. Argy prit la parole pour expliquer sa qualité. 

- Je dois m'excuser du fait que moi-même et ma partenaire Leucée, nous vous avons menti sur la raison de notre présence ici. Nous ne sommes pas frère et sœur et nous ne sommes pas ici pour profiter tranquillement de la vie et du bon goût de M. Sophrone. Mais je suppose que vous aviez déjà tous compris que nous faisons parti de la Sécurité Aérienne. 

- En effet, dit sèchement M. Gammare, le secrétaire particulier de M. Sophrone. 

C'était un homme au regard sévère, assez petit, mince, et bien plus jeune que M. Sophrone. Il portait des cheveux d'un blond très clair, coupés en brosse, et un costume gris et vert clair bien plus strict que la plupart des gens présents.

- Mais je pense que ce qui nous échappe encore, continua-t-il, c'est la raison de cette mascarade. Les Officiers n'ont guère l'habitude de se cacher comme des espions. 

- En fait nous ne sommes pas exactement des Officiers classiques. Néanmoins, je m'excuse encore de notre stratagème inhabituel. Le fait est que M. Sophrone ne voulait pas prendre au sérieux les menaces de mort que nos services avaient découvert. Il refusait donc catégoriquement tout garde du corps. 

- C'est pour cette raison, continua Leucée, que nos supérieurs ont décidé de nous envoyer de façon discrète, quoique peu conventionnelle. 

- Je comprends, dit-il avec un sourire forcé. Votre réputation de paranoïaques n'est donc pas usurpé. Mais bon, grâce à elle, vous avez sauvé la vie de notre hôte, qui est également mon employeur et mon ami. Je ne peux guère vous reprocher quoique ce soit. 

- Une question qui à mon sens est peut-être plus urgente, dit Acamas, c'est le pourquoi de cette tentative d'assassinat. Qui peut bien en vouloir à ce bon M. Sophrone, et pourquoi ? C'est un homme d'affaire honnête et sans ennemis .

- Un fou, bien entendu, dit M. Gammare. Sinon, pourquoi aurait-il sauté ? 

- J'ai bien peur que la vérité soit bien moins agréable à entendre, dit Argy. Cet homme n'était sûrement pas seul. La Sécurité Aérienne suspecte une sorte d'alliance entre gens peu scrupuleux désirant changer l'organisation de notre société de manière… radicale. 

- C'est bien ce que je disais. Vous autres Officiers êtes toujours aussi audacieux dans vos raisonnements, dit alors le secrétaire particulier, tout en affichant un petit sourire. Nous sommes des gens civilisés. Les Aériens ne sont pas assez sournois et primitifs pour comploter !

- Je crois qu'il faut hélas renoncer à ce credo. Les temps changent, et pas dans le bon sens, la Sécurité Aérienne le constate tous les jours. Notre paranoïa, comme vous dites, devient de plus en plus justifiée.

- Notez que sa fuite vers la surface nous ouvre de nouveaux horizons, dit Leucée. Des gens de la Surface pourraient également être impliqués.

S'en était trop pour M. Gammare qui s'étrangla de rire et de colère mêlés. Ce fut un de ses amis qui le relaya. 

- Je suis ouvert d'esprit et je veux bien croire, aussi surprenant que ce soit, qu'il existe des individus et des organisations secrètes peu recommandables au sein de notre société. Et uniquement parce que ce sont des Officiers qui nous le disent. Mais tout de même, gardons les pieds sur le pont. Ne tirons pas des conclusions hâtives d'un acte désespéré.

Mais Argy l'interrompit aussitôt : 

- Sauf votre respect, ce n'avait rien d'un acte désespéré. Il m'a salué et il m'a sourit en sautant. Il n'avait aucune appréhension. J'ai même la nette impression que c'était son plan de fuite depuis le début. La course poursuite dans tous les sens n'était que de la poudre aux yeux.

- Impossible ! Et s'il n'y avait pas eu de lac ? Il ne pouvait pas le prévoir.

- Je suis d'accord, mais j'ai vu sa détermination de mes propres yeux. 

Un grand silence se fit alors, tandis que chacun assimilait l'information et ses conséquences. Une bonne minute s'écoula avant que quelqu'un ne reprit la parole. 

- Réalisez-vous ce que cela signifie ? 

- Oui, dit Argy. Nous risquons de voir des événements importants et peu plaisant frapper notre société bientôt. 

M. Gammare voulut répondre, mais un autre invité entra alors discrètement dans la pièce et vint dire quelque chose à l'oreille du secrétaire. 

- Mes amis, dit ce dernier, il semble que les supérieurs de nos deux héros du jour soient là. 

Tout le monde se dirigea vers la Grande Terrasse. Ils arrivèrent juste à temps pour voir s'arrimer un splendide croiseur blanc, bleu et argent de la Police. L'engin était tout le contraire de la maison. Petit et racé, il était visiblement conçu plus pour les déplacements rapides que les croisières paresseuses. Il était aussi beaucoup plus manœuvrable, et trois paires d'ailerons de stabilisation saillaient de sa coque aérodynamique. Une étroite passerelle se déploya entre les deux engins volants et un petit groupe d'Officiers monta à bord de la maison de M. Sophrone. A leur tête venait un homme grand et efflanqué portant une paire de petites lunettes rondes masquant à moitié des yeux gris acier. Il était vêtu d'un vêtement à la coupe sobre mais à l'allure confortable, parfait pour montrer qu'il représentait l'autorité, sans pour autant donner l'impression d'un uniforme. Il avait l'air assez âgé, mais ses cheveux gris étaient encore nombreux, ramenés en catogan, et il se comportait de façon très dynamique.  

- Directeur Sébaste, firent Leucée et Argy, en le saluant d'un geste rapide mais réglementaire. 

- Argy ! Leucée ! Félicitations pour votre efficacité, répondit le Directeur avec sa franchise et sa simplicité habituelle. Vous avez parfaitement rempli votre mission. 

- J'aimerais partager votre enthousiasme, Directeur, dit Argy. Mais l'agresseur s'est bel en bien enfui. C'est une réussite bien amère pour moi. 

- Toujours aussi rabat-joie ! Ne demandez pas à vous-même l'impossible. Personne n'aurait pu rattraper un fou qui fuit à la Surface. Suivez-moi ! Nous serons mieux à l'intérieur. 

En effet, bien que la température fut agréable, une pluie légère commençait, et une conversation ne se serait avérée guère confortable dans ces conditions. On se pressa donc de rejoindre un des salons de la maison, où l'on pouvait discuter tranquillement.

- Tout d'abord, permettez-moi de vous rendre ceci. 

Et sous le regard stupéfait de Argy et Leucée, il sortit deux grandes et fines épées, aux gardes serties de joyaux. 

- Vos armes de services… 

- Merci, Directeur, firent-ils en s'inclinant. 

Bien entendu, une fois les armes en main, ils n'avaient pas plus l'impression de savoir s'en servir. Mais ils étaient prêts à parier qu'en cas de besoin, ils se battraient avec l'aisance de bretteurs expérimentés. 

- Et maintenant, parlons de ce qui m'amène ici. Je suppose que vous avez mis au courant les Honorables Aériens réunis dans cette pièce. 

- Oui, Directeur, dit Leucée. Mais je dois dire qu'ils se sont montrés fort sceptiques. 

- Ce qui est parfaitement naturelle, vu la situation. Mais, chers Aériens, je dois hélas confirmer la thèse la plus improbable : celle du complot. 

A peine le Directeur Sébaste avait-il prononcé ces mots qu'un horrible brouhaha commença, motivé par la stupéfaction totale des personnes présentes. 

- C'est ridicule ! dit le secrétaire particulier de M. Sophrone, scandalisé. Qu'un jeune Officier se risque à de telles affirmations, je peux le comprendre, c'est le propre de la jeunesse. Mais vous ! Un homme de votre réputation ! 

- Et pourtant, toutes les informations que nos services ont pu récolter convergent vers cette hypothèse.  

- Tout de même, un… un… complot ! dit M. Gammare, comme si ce mot avait du mal à passer sa gorge. C'est du jamais vu depuis des millénaires. Et qui y aurait intérêt ? La civilisation Aérienne est prospère. Et les trois autres civilisations le sont aussi, si l'on en croit les informations que l'on échange avec elles. 

- Et pourtant, nos services passent un temps de plus en plus important sur ce genre de problème.  Il est vrai que nous avons du mal à comprendre les motivations profondes de ces individus. Notre monde est prospère, et tout le monde en profite ! Mais les idéaux étranges de marginaux se multiplient. En conséquence la criminalité augmente, chose inédite depuis des siècles. Les personnes qui en veulent à M. Sophrone font partie de ces groupes. Mais je ne peux vous dire grand chose de plus.

- Je pense avoir une idée sur la question, intervint alors Argy. Mon hypothèse repose sur le fait que l'agresseur n'ait pas été un fou. Il a fui délibérément à la surface. 

- Là, je dois vous arrêter, Argy, dit M. Sébaste. La situation est déjà assez étrange pour que vous y rajoutiez de telles suppositions audacieuses. 

- Ce n'est pas une supposition. Je l'ai vu !

- Il n'est pas du genre à halluciner, vous le savez, ajouta Leucée. 

- J'ai confiance en toi, Argy, mais, honnêtement, je suis sûr que tu te trompes. Aucun Aérien sensé ne peut fuir à la surface. 

- Il ne pouvait pas être fou ! Pour une mission aussi délicate qu'un assassinat, je suis sur que ses complices n'aurait pas choisi quelqu'un d'instable.

- Ils n'ont peut-être trouvé que ça ! Les hommes capables de tuer leur prochain ne courent pas les rues. 

- Je n'ai senti ni sa présence ni ses intentions de meurtre, ajouta Leucée. Si ce n'est pas une preuve de sa maîtrise de lui-même.

- Comment savoir ce qui se passe dans la tête d'un fou ? rétorqua Sébaste, toujours sceptique.

- Comme vous voudrez… céda alors Argy. Mais, après ces événements, je reste persuadé que ce tabou n'est pas forcément aussi implanté chez tout le monde qu'on veut bien le croire.

- Ce n'est pas un tabou ! C'est la réalité ! Personne de sain d'esprit ne voyage entre les civilisations. Encore moins monter un complot...

- Comment peut-on en être sur ? 

Mais le Directeur n'écoutait déjà plus. Pour lui, les conspirateurs étaient tous des Aériens, car les autres possibilités étaient aussi improbables que deux soleils dans le ciel. 

- Pourquoi créer des troubles dans un pays prospère où, a priori, personne n'est mécontent ? demandait le Directeur aux invités présents. Puisque vous êtes désormais impliqués, autant vous poser la question. Nos services sont à l'affût de toute suggestion. 

- Il y a toujours des mécontents, lança quelqu'un. 

- Pas au point de se révolter ! rétorqua M. Gammare. 

Pendant le reste de la réunion, les invités tentèrent donc de percer les motivations des conspirateurs, mais sans faire avancer d'un pouce le mystère. Sébaste les regardait avec résignation et Argy rongeait son frein : ce dernier était persuadé que cet échec était en partie due au fait que personne ne voulait écouter ses idées.

- Personne parmi les hôtes de M. Sophrone ne semble avoir la moindre idée nouvelle sur le sujet, glissa Leucée à l'oreille de Argy. 

- Pas étonnant, lui répondit ce dernier. Ils partent avec de mauvaises hypothèses… 

Il garda son calme par politesse, mais il bouillait intérieurement. 

Après la réunion et le départ du croiseur de la Police, Argy et Leucée se retrouvèrent seuls dans leurs appartements voisins. Malgré un sérieux mal de crâne, il ne pouvait penser qu'à une seule chose : échanger leurs impressions sur les récents événements. 

- Nous avons appris pas mal de chose au cours de ce petit conseil de guerre, dit Argy. Je serais ravi si autant de ces informations n'étaient pas sorties comme par magie de ma propre bouche. Ça me donne mal au crâne. 

- Je suis dans le même cas que toi. Je pensais que ça passerait, ce genre de petite fantaisie, mais en fait, ça ne fait que se multiplier. Voila maintenant que je me découvre des pouvoirs psi, voire carrément un don magique de guérison !

- J'ai l'impression qu'une part de moi appartient profondément à ce monde, et en même temps, je ne peux m'empêcher de penser que je suis un étranger. Paris… la France, la Terre. Mince, j'ai rêvé tout cela, oui ou non ? J'en suis plus sur maintenant !

- Dans ce cas, nous aurions fait le même rêve ? Non. Quelqu'un ou quelque chose nous a transportés ici. J'en suis de plus en plus sur. 

- On nage en pleine science-fiction ! Tu recommences à parler des petits hommes verts ! 

- Et pourquoi pas ? Si ça se trouve, on est dans une émission de télé-réalité vulcaine. 

- Ce n'est pas les style des Vulcains. Mais à part ce détail, j'ai bien peur qu'au point où on en est, ton hypothèse me parait de plus en plus crédible !

- C'est bien ce qui me fait peur… 

Au cours du dîner, composé de plats toujours aussi étranges que dans les autres repas, M. Sophrone fit une apparition, montrant à tout le monde qu'il allait mieux. L'ambiance fut aussitôt bien plus joyeuse que durant l'après-midi. Argy et Leucée retrouvèrent l'étrange atmosphère de vacances perpétuelles du début de la journée. Mais ils étaient néanmoins totalement épuisés par une journée aussi bien rempli de surprises diverses. Ils retournèrent dans leurs chambres respectives, et s'effondrèrent avec plaisir dans les somptueux draps de leurs lits. Monde de fou ou non, il était diablement agréable !

* * * 

En se réveillant le lendemain matin, Arnaud se leva comme tous les jours et alla prendre son bus sous la pluie battante pour se rendre à la fac. Avant de continuer sa nuit devant un cours de chimie organique absolument passionnant, il prit juste le temps de dire à Julien son meilleur pote : 

- Figure-toi que j'ai fait un rêve vraiment zarb cette nuit. 

- Je t'ai déjà dit que tu lisais trop de science-fiction…  

Creative Commons License
Ce texte est mis à disposition sous un contrat Creative Commons.